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Page:Boutroux - Notice sur Paul Janet.djvu/15

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de légitime et de durable dans chacune de ces manifestations. La tolérance, pour qui se place à ce point de vue, n’est plus le gage d’une humeur bienveillante, d’un caractère sociable : c’est un devoir scientifique, c’est la condition indispensable du progrès. M. Janet, en fait, est plus que tolérant. Il appelle, il suscite la contradiction. Car il a besoin des idées d’autrui pour inventer, éprouver et développer les siennes, il a besoin de lutter pour être.

De là tant de fortes et lumineuses études sur la plupart des grands philosophes. De là, notamment, l’idée directrice de l’Histoire de la Philosophie qu’il composa en collaboration avec M. Séailles (1887-88), et où il se propose d’offrir au lecteur, sur chaque question, le tableau des principales solutions données par les philosophes.

Sur certains points l’application rigoureuse de sa méthode historique était une sorte de révolution. C’est ainsi qu’ouvrant, en 1867, un cours sur la philosophie de Kant, il commençait à peu près en ces termes : « Jusqu’en 1830 la philosophie allemande a été, en France, un objet de curiosité, d’étonnement, puis d’enthousiasme. Ensuite est venue une période de doute, de défiance, finalement d’hostilité. Plus tard nous avons assisté à un renouveau de la philosophie allemande. Or, à la période d’enthousiasme ou de combat, il est temps de substituer une période d’examen. On a fait de la philosophie allemande une arme, tantôt contre le sensualisme, tantôt contre le spiritualisme : il convient d’en faire un objet d’étude. » Et, en effet, de cette époque surtout date chez nous l’effort désintéressé pour comprendre véritablement, dans ses motifs et ses résultats, cette philosophie, à certains égards si différente de la nôtre.

L’un des sujets qu’a traités M. Janet se prêtait mal à cette parfaite impartialité, à savoir la vie et l’œuvre de Victor Cousin. Le respect et la reconnaissance dont ne pouvait se départir cette âme scrupuleuse et bonne, la résolution et comme le parti pris de ne céder en rien aux retours de l’opinion, n’allaient-ils pas troubler le regard de l’historien ?

M. Janet a très nettement et très utilement démontré que le Victor Cousin d’avant 1842 ne doit pas être confondu avec le Cousin des dernières années. Dans la première période de son activité, Cousin se montra libre et hardi métaphysicien, enclin au panthéisme, et conquit à l’enseignement de la philosophie en France l’indépendance vis-a-vis de l’autorité religieuse. Mais ce n’est là qu’une moitié de sa vie ; et M. Janet, aussi exact à marquer l’ombre que la lumière, nous montre bientôt Cousin, gêné par son passé, falsifiant subrepticement ses propres ouvrages pour donner satisfaction à l’Église, plaçant la philosophie sous le patronage de ses ennemis, reniant la libre recherche et les droits de la raison, pour s’incliner devant un vague sens commun, prête-nom des idées dites conservatrices, en un mot rompant avec lui-même. Et il ajoute : « Restituer au spiritualisme sa part et sa place dans la libre-pensée, le faire rentrer dans le giron de la philosophie…, le délivrer de tout patronage artificiel et de toute complicité réactionnaire, lui ôter l’apparence d’un parti pris, le réconcilier avec le libre examen, la critique, l’esprit nouveau, telle est l’œuvre ingrate et pénible à laquelle notre illustre maître nous a condamnés, et sans laquelle notre philosophie aurait continué d’être considérée comme une ancilla theologiæ. »

En même temps qu’il poursuivait, dans cet esprit d’impartialité, ses études d’histoire de la philosophie, et en s’appuyant sur les résultats ces études