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Amédée Jacques ne le satisfit pas. En revanche, Ernest Havet lui révéla la littérature. Jusque-là, sous ce nom, il n’avait guère vu enseigner que les finesses de la grammaire. Ernest Havet s’attaquait à la pensée même de l’auteur, étudiait l’homme, le milieu historique, soumettait l’œuvre à une analyse de psychologue et de moraliste, et parlait avec son âme. La forte impression que cet enseignement exerça sur Janet ne fut dépassée que par celle qu’il reçut des étincelantes causeries de Désiré Nisard, au milieu des élèves rangés autour du poêle. Nisard, aimait-il à dire, avec Rachel, sauva en France, à cette époque, la tradition classique, l’admiration des grands maîtres.

En même temps que, sous cette double direction, s’éveillait en Paul Janet la vocation littéraire, son ardeur philosophique était enfin contentée par le maître de conférences de seconde année pour l’histoire de la philosophie, Émile Saisset. C’était un professeur très solide, instruit, pénétrant, spirituel. Quelques années plus tard, sur une leçon, il devinait M. Lachelier. Son enseignement était rationaliste, repoussant tout parti pris d’hostilité, mais usant d’une libre critique à l’égard de la religion. Collaborateur de V. Cousin, il n’en professait pas moins une philosophie fort différente de celle du maître. Tandis que Cousin, tout en appelant Maine de Biran le plus grand métaphysicien du siècle, donnant peu d’attention à sa doctrine, mais s’enfermait de plus en plus, par peur d’être accusé de panthéisme et par esprit de gouvernement, dans un spiritualisme discret et correct, Saisset, avec plusieurs autres, fit des idées propres de Biran le fond de son enseignement philosophique. Avec Biran il chercha, dans la conscience même, dans la réalité que nous découvre la réflexion sur notre moi, les principes de métaphysique que Cousin demandait à la raison pure et à l’abstraction. Janet s’attacha étroitement à cet excellent maître et devint son ami. Il passa mainte journée avec lui. Il l’accompagna, pendant les vacances, dans un voyage en Suisse. En fait, c’est dans l’enseignement biranien de Saisset, non dans l’éclectisme de Cousin, que se trouve l’origine des idées que devait plus tard soutenir et développer M. Janet.

Dès l’École, il manifesta un tempérament philosophique. Il était très bon camarade, et jouissait fort de l’esprit de Corrard ou du charmant talent poétique de Campaux : mais il était surtout un méditatif. Souvent il se promenait seul, pendant les heures de récréation, et se tourmentait à chercher la solution de quelque problème. Sa modestie et sa timidité s’effaçaient volontiers devant la forte voix et la tranchante assurance du savant Denis, ainsi que devant la verbosité diffuse et caressante de Rondelet. Tous deux, d’ailleurs, étaient tenus pour supérieurs à Janet.

L’agrégation, dès la sortie de l’École (1844), le mit à son rang. Il parla avec une netteté, une fermeté, une autorité extraordinaires. Ceux qui l’ont entendu alors — tel son jeune camarade M. Manuel — croient l’entendre encore, tant ils furent frappés de la sincérité de cette parole éloquente, où rien ne visait à l’effet, où les mots, l’ordre des matières, le mouvement et la vie du discours naissaient spontanément des idées ou des choses ; où il semblait que la vérité s’exprimât elle-même. Le président du jury était Victor Cousin. Il justifia en ces termes, dans son rapport au ministre, le premier rang attribué à Janet : « M. Janet a été le premier hors ligne pour sa leçon. Il a de la science, du nerf, de la précision. Sa leçon sur la divine Providence est assurément une des plus fortes et des plus belles que j’aie entendues depuis quinze ans. La