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doctrine la plus pure, une méthode sévère, un rare savoir, une élocution nette et vigoureuse ont, pendant une heure entière, captivé un nombreux auditoire. Je n’hésite point, Monsieur le Ministre, à vous signaler ce jeune homme comme une des meilleures espérances de l’enseignement philosophique. » Et M. Cousin ajoutait : « Il est à souhaiter qu’il puisse rester un an de plus à Paris pour y cultiver son talent ; c’est du moins le vœu que le bureau m’a chargé de vous exprimer. »

En conséquence, M. Janet fut, l’année suivante, secrétaire de Victor Cousin aux appointements de 1,200 francs. Il vit de près le maître et son génie, et il éprouva une impression de froid. Il le regardait de bas en haut, avec un grand respect et même avec un peu de terreur. Il lui semblait qu’il avait affaire à un pédagogue plutôt qu’à un ami. Quoique émerveillé des élans brusques de son éloquence, il sentait plutôt le poids que le charme de sa supériorité. Ces impressions, à vrai dire, devaient disparaître un jour, alors que Janet, devenu lui-même un maître, rencontra auprès de Cousin une aimable familiarité : elles firent place alors à un sentiment de respectueuse affection. Mais à cette époque, M. Cousin ne se montrait au jeune agrégé que comme chef et personnage officiel, et il lui imprimait le sentiment d’une tutelle très noble et très sévère.

Il lui donnait d’ailleurs de particulières marques d’estime. Il le faisait collaborer à son ouvrage sur le Vrai, le Beau et le Bien. Il se promenait avec lui l’après-midi, dans son jardin de Bellevue, et lui développait éloquemment ses idées. Janet passait sa soirée à les mettre en ordre et à les rédiger. Le lendemain matin, il lisait son travail au maître, qui arrêtait le texte définitif.

Après une année passée ainsi auprès de Victor Cousin, Janet fut nommé professeur au Collège royal de Bourges. Il y resta trois ans, de 1845 à 1848, combinant avec son enseignement la préparation à l’agrégation des Facultés, la rédaction de ses thèses de doctorat, et des travaux sur les questions politiques à l’ordre du jour.

Lui qui n’avait jamais quitté Paris, il eut à Bourges une surprise, celle d’y rencontrer plusieurs personnes très remarquables. Il avait cru que toutes les illustrations de la France se trouvaient dans la capitale, il se lia particulièrement avec un homme doué de facultés puissantes, mais qui n’a pu donner toute sa mesure, le républicain Michel (de Bourges). Il goûta vivement l’intimité que lui accorda tout de suite, à la différence de Cousin, cet esprit ardent et audacieux, engagé dans la vie pratique et dans une politique révolutionnaire : qui s’exprimait dans un langage chaud et pittoresque, noble sans effort, parfois brutal et cynique, il était ému en l’entendant parler familièrement de Lamennais, de George Sand, de Carrel, de Cavaignac. Il causait philosophie avec son grand ami. Il l’instruisait sur le système de Kant, qu’il étudiait en vue du concours de l’agrégation des Facultés. Mais il trouvait en son interlocuteur un homme pour qui toute la philosophie se concentrait dans le problème pratique de la destinée humaine. Et il méditait sur les droits de la pensée et de la science, en face des désirs du cœur et des aspirations de l’âme.

Il était loin d’ailleurs de se désintéresser de la pratique. Au contraire, il s’engageait avec une généreuse ardeur dans le mouvement d’idées qui précéda et suivit la Révolution de 1848. Il publia plusieurs articles fort étudies dans la Liberté de penser, dont le directeur était Amédée Jacques, notamment un