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VEUVAGE BLANC

présence de ma surexcitation, la famille m’a menacée de m’attacher, car j’aurais fini par faire brûler le bourg et fusiller les notables ; papa y compris. Comme j’ai tout de même certaine jugeotte, je n’ai pas tardé à comprendre le danger d’ardeurs et d’emportements ne servant absolument à rien, et puisque c’était sans espoir pour moi de conquérir la croix de guerre, j’ai jeté l’eau froide de la sagesse sur l’ébullition de mon patriotisme (style du Phare ménichildien, autrement dit de Sainte-Menehould, pays des pieds). Je me suis rattrapée au premier passage de nos soldats.

« À ce sujet, figure-toi, il en est arrivé une bien bonne. Nous autres, nous en étions encore aux pantalons rouges. De sorte que, devant des militaires de couleur moutarde — c’était de la coloniale — on a été tout ahuri. La brave Orphise, qui les a vu venir de loin, sur la route d’Arçon, a galopé jusqu’au bourg en criant : « C’est des Japonais qui arrivent ». Japonais ou Javanais, je n’y ai pas regardé d’aussi prés et je me suis jetée au cou du chef de bataillon, eh ! eh ! qui n’avait pas la moustache grise. Comme il a eu la galanterie d’en paraître charmé, ainsi la louchonne que tu connais a-t-elle eu son petit succès une fois dans sa vie, tiens !… Inutile d’ajouter que cela a été un grand scandale. On en parlera longtemps au five o’clock-potins de Mlle Salaberge.

« Maman aurait été volontiers dans mon genre. Le premier feld-grau qu’elle a vu l’a échappé belle qu’elle lui ait sauté à la gorge. Mais enfin, telle le Marseillais de Déroulède, elle s’est tenue. Tu imagines combien de fois en ces quatre ans on l’a entendue s’écrier et avec quelle rage : « Tout ça, c’est bien malheureux ». Elle se vengeait par de ces excès d’activité dont on ne comprend pas qu’elle n’ait depuis long­temps été entièrement dévorée… Mais outre que c’est irrespectueux de blaguer notre chère maman, c’est