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devoirs de chef de famille, mais constituant pour ma fille une lourde charge morale autant que matérielle. Je sais ce que c’est, vois-tu… J’ai vu souffrir ma mère. Et je sais ce que ceux atteints de cet horrible mal font souffrir leurs proches autant qu’ils souffrent eux-mêmes. Ce martyre-là, je ne veux pas l’infliger à Louise.

« Et au surplus, de quoi vivrions-nous ? Impuissante à gagner son pain, la pauvre enfant, faudrait-il par surcroît que je lui doive le mien ? Et comment le gagnerait-elle ? En me dérobant par la mort aux privations, aux humiliations de la pauvreté, aussi à des souffrances qui deviendraient intolérables, j’encours le reproche d’égoïsme, de lâcheté. Mais en même temps je rends à ma fille cette pauvreté moins lourde, je brise la chaîne du boulet qu’elle aurait à traîner derrière elle. Quelques épreuves que la vie lui réserve, elle sera moins malheureuse sans moi qu’avec moi.

« Mais voilà bien des phrasés pour mourir. Passons aux dispositions pratiques.

« Fort de l’assurance que tu m’en as donnée par ton télégramme, je compte sur ton arrivée rue Réaumur, vers dix heures trois quarts. J’aurai l’œil sur ma montre, de façon que ce qui doit être fait ne le soit ni trop tard ni trop tôt. Pardonne-moi, mon bon Alcide, l’ennui et l’embarras que je te donne. Le plus dur pour toi sera d’annoncer à Louise la nouvelle… Mais tu n’aurais pas voulu qu’elle la tînt de quelque subalterne ou indifférent. Pauvre enfant !… La pensée de son chagrin me déchire le cœur.

« Le coup que tu auras à lui portor, je ne te dis pas d’essayer de l’adoucir… c’est un mot qui ne répond à rien. Je souhaiterais néanmoins que lui fût dissimulée la vérité complète — celle que tu es seul à savoir. La réalité du suicide, elle ne peut l’ignorer. Mais tu pourrais lui faire croire à un accès de dérangement cérébral, la version d’usage en telle occurence. Car je