Page:Boylesve - Le Parfum des îles Borromées, 1902.djvu/128

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Telle est l’idéalisation artificielle, qui est mon lot ; son désavantage est d’être consciente, de me laisser toujours très nettement apercevoir la nécessité de son emploi, par conséquent de m’imposer le sentiment de l’insuffisance de la femme telle qu’elle est, ce qui me rend mysogine en un sens, et d’autre part de me forcer à l’idéalisation à outrance, ce qui me permet de passer pour un poète de l’amour…

— Alors que vous ne pouvez pas l’éprouver !…

— Non ! dit-il, je ne puis pas l’éprouver.

— En êtes-vous bien sûr ?

— Je n’ai jamais pu l’éprouver.

En ce moment, sa figure prit une expression qui contrastait si violemment avec son ordinaire impassibilité, que Gabriel ne put retenir un mouvement de surprise. Son masque glabre, à la fois très osseux et charnu, accusa des traits qui n’étaient que ses traits habituels, bien entendu, mais qui se soulignaient, s’accentuaient, comme si, sur les lignes d’un visage dessiné au crayon, quelqu’un passait rapidement un épais tracé à l’encre noire. Une profonde douleur secrète semblait lui labourer toute la chair, rétractant, tout à coup ce qu’il y avait d’élément jeune en sa physionomie, n’y laissant émerger que les saillies du squelette et le feu très ardent, mais étonnant, presque inhumain du regard. C’était si tragique et si clair, que celui qui en était témoin en frissonna. Il n’osa l’interroger davantage. Lee restait là, sur le dernier mot qu’il avait prononcé, muet comme une statue, mais livrant malgré lui le secret de sa grande douleur. Elle le rongeait évidemment, mais il la savourait encore ; il la magnifiait en lui-même : il savait que le seul palliatif pour un être de son espèce, était de s’enorgueillir de son mal. Son mal même, il l’idéalisait à outrance… Son mal était de ne pouvoir pas aimer.