Page:Boylesve - Le Parfum des îles Borromées, 1902.djvu/166

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la voix du seul homme, parmi eux, qui n’eût rien à cacher, qui essayait de leur verser son insouciance et son bonheur, et qui se trouvait — à son insu — le plus intimement intéressé à leur agitation secrète, puisque sa vie entière pouvait être bouleversée par un mouvement de la lave souterraine qui les travaillait ?

L’amitié entre M. Belvidera et Dompierre s’accentuait de jour en jour. Celui-ci avait tenté loyalement de l’éviter tout d’abord, sans avoir eu le courage de la fuir. Ensuite, pris au charme d’un naturel aussi rare et d’une droiture si précieuse, il avait mis sa main dans la sienne avec un plaisir d’une saveur inconnue de lui jusqu’alors. Il en rougissait parfois, et M. Belvidera avait dû prendre son émotion pour l’élan de sa sympathie. En réalité, il goûtait, il savourait la plus noble nature d’homme qu’il eût rencontrée, et il avait simultanément la conscience de l’avoir souillée irréparablement. Il avait la conscience de la déchirer encore à l’heure qu’il était, de la déchiqueter en lambeaux avec l’acharnement de la bête fauve sur sa proie préférée. Il mordait à dents de loup dans cette beauté, dans cette franchise, dans cette grande vertu d’homme, et il secouait la tête en dépeçant les morceaux sanglants avec voracité. « Je t’aime, je t’estime, était-il tenté de lui dire, en lui donnant sa main ; tu es l’ami que j’ai cherché toujours : une âme d’homme fière, solide, et sans détours. Appuie-toi, confie-toi ; je m’appuierai, je me confierai moi-même ; ah ! comme j’en ai besoin ! comme il me manquait un ami !… Ha ! ha ! je me confierai ! sais-tu ce que j’aurai à confier à ton amitié ? Ceci, écoute bien : cette femme vers qui vont tous les yeux comme vers la lumière, cet être admirable, le seul sans doute qui t’ait fait tressaillir, car tu es de ces hommes qui ne connaissent qu’une femme ; celle qui a été ta fiancée, qui t’a donné toutes