Page:Boylesve - Le Parfum des îles Borromées, 1902.djvu/202

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ne les balayât de sa route. En l’espace d’une minute à peine, la surface du lac fut plongée dans cette nuit épaisse, et tout disparut.

On avait eu à peine le temps de fermer les vitres. Une rafale terrible ébranla la maison ; des feuilles d’arbres, des branches passaient avec la rapidité d’un train, dans une espèce de nuée poussiéreuse et épaisse qui répandait un froid glacial. Durant plusieurs secondes, le paysage fut complètement voilé. Puis l’atmosphère reprit un peu de transparence, et l’on put voir le lac soulevé, et suivre le désordre de chaque coup de vent.

— Avez-vous réfléchi, dit Lee, à ce qu’on entend sous le nom de hasards ? Les hasards ! Cette dénomination d’une chose confuse et mystérieuse ne m’a jamais frappé les oreilles sans me causer un certain frisson d’épouvante. Je suis tenté de personnifier cette force qu’on dit aveugle, en quelque divinité qui contiendrait à un suprême degré les caractères du joueur. Oui, ne serait-ce pas un dieu qui joue, et qui triche ? Il se plaît aux paris de nature paradoxale, et, comme il a la main prompte, il en use, sous cape, pour amener le jeu favorable. Il joue avec les événements humains ; de là mille rencontres imprévues, mille chocs insensés… Pourquoi je vous dis cela ? C’est ce nuage affreux qui m’y fait penser. Il est si noir, si laid, si brusque et si choquant par sa soudaineté, et d’apparence si impitoyable que j’y vois une assez bonne image de mon dieu Hasard. Tenez ! regardez, je vous prie, ces petites embarcations qui commencent à réapparaître dans le sillage tumultueux du monstre. Qui sait si ce n’est pas pour elles, ou pour l’une d’elles, qu’il a exécuté cette brusque incursion sur un lac uni comme la surface d’un miroir, où pas un souffle d’air n’avait passé depuis le matin ? Je vous dis qu’il a le goût des contrastes violents ; il joue à cent contre un ! Peut--