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LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

créations ex nihilo : approprier à des usages nouveaux la matière transmise par les âges antérieurs, c’est la forme sous laquelle nous voyons s’élaborer le progrès.

En premier lieu, l’infinitif.

Cette forme si précieuse, la première qu’apprennent les enfants, la première qui, chez deux peuples mis en contact et essayant de s’entendre, passe de l’un à l’autre, n’a cependant pas existé de tout temps. Elle est, au contraire, le produit d’une lente sélection : il y faut voir le fruit d’une union tardivement accomplie entre le substantif et le verbe. La date relativement récente de l’infinitif, nous pouvons déjà la pressentir en voyant combien le latin et le grec, d’accord sur tout le reste de la conjugaison, s’écartent sur ce point l’un de l’autre : il n’y a aucune ressemblance entre la désinence de λέγειν et celle de legere, entre εἶναι et esse. Et même, sans sortir de la langue grecque, en rapprochant les formes dialectales comme ἔμμεν, εἶναι, ἔμεναι, on s’assure que la langue grecque, jusqu’à une époque assez récente, n’avait pas encore fixé son choix. Le latin, à première vue, a l’air plus décidé ; mais pour peu qu’on y regarde, l’on voit qu’il est encore plus loin de réaliser l’unité d’infinitif, car il en partage la fonction entre trois formes : l’infinitif proprement dit, le supin et le gérondif. C’est seulement dans les langues modernes que cette unité est un fait accompli.