Page:Bréal - Essai de Sémantique.djvu/168

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
152
COMMENT S’EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

de la richesse de nos langues. Il suffit, pour le moment, de rappeler que le langage étant une œuvre en collaboration, tout mot abstrait est en danger de changer de sens quand, passant de bouche en bouche, il arrive de l’inventeur à la foule.

L’histoire des religions, celle des institutions, celle même des sciences pourrait nous en fournir la preuve. À plus forte raison ces abstractions du langage, abandonnées dès la première heure à l’esprit populaire, étaient-elles exposées au même sort.


Les langues modernes abondent en exemples du même changement de signification. Nous trouvons en toutes les professions des noms abstraits devenus les noms de quelque objet tangible. Le musicien entend par ouverture le morceau d’orchestre qui précède un opéra, le marchand débite les nouveautés de la saison, le financier fait rentrer ses créances, l’intendant pourvoit aux subsistances de l’armée, et ainsi de suite. On peut aisément observer les degrés de cette transformation pour certains substantifs. La Bruyère, dans le portrait du Distrait, dit : « Il écrit une seconde lettre, et après les avoir cachetées toutes deux, il se trompe à l’adresse ». Ici adresse est encore pris au sens de directio. Au xviie siècle,