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L’HISTOIRE DES MOTS.

Nous commencerons par un point qui a une vraie importance pour l’histoire des sens, et dont, jusqu’à ces dernières années, on n’avait pas tenu assez de compte : c’est l’action que les mots d’une langue exercent à distance les uns sur les autres. Un mot est amené à restreindre de plus en plus sa signification, parce qu’il a un collègue qui étend la sienne. Dans les dictionnaires, où chaque terme est étudié pour lui-même, nous n’apercevons pas bien le jeu de cette sorte de compensation et d’équilibre : c’est seulement dans les vocabulaires les plus récents et les plus développés, par exemple dans la continuation du dictionnaire de Grimm, que les auteurs ont commencé de faire une part à cette intéressante série de rapprochements. Ainsi le verbe traire avait dans l’ancienne langue française tous les emplois du latin trahere : on disait traire l’épée, traire l’aiguille, traire les cheveux. D’où vient qu’un terme si usité ait fini par être réduit à la seule signification qu’il a aujourd’hui, de traire les vaches, traire le lait ? C’est qu’un rival d’origine germanique — tirer — a, dans le cours des siècles, envahi et occupé tout son domaine. Notre esprit répugne à garder des richesses inutiles : il écarte peu à peu le superflu. Toutefois, et c’est là une observation sur laquelle M. Darmesteter a raison d’insister, un mot peut péricliter et même succomber sans que ses composés et ses dérivés soient atteints. Comme témoins de l’ancien