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LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

logique de ἀνήρ, ni dans celui de ἄνθρωπος, ne les prédestinait à cette opposition[1].

Quand l’esprit populaire s’est une fois avisé d’un certain genre de répartition, il a naturellement la tentation d’en compléter les séries. On sait qu’il y a des langues où les différents actes de la vie ne sont pas désignés de la même façon s’il est question d’un personnage élevé en dignité ou d’un homme ordinaire. Les Cambodgiens ne désignent pas les membres du corps, ni les opérations journalières de la vie, par les mêmes termes s’il s’agit du roi ou d’un simple particulier. Pour exprimer qu’un homme mange, on se sert du mot si ; en parlant d’un chef, on dira pisa ; si on parle d’un bonze ou d’un roi, ce sera soï. En parlant à un inférieur, « moi » se dit anh ; à un supérieur, knhom ; à un bonze, chhan[2]. Les sectateurs de Zoroastre, qui considèrent le monde comme partagé entre deux puissances contraires, ont un double vocabulaire, suivant qu’ils parlent d’une créature d’Ormuzd ou d’une créature d’Ahriman. Ces exemples nous montrent la répartition marquant une empreinte plus ou moins profonde, comme on voit telle habitude d’esprit à peine mar-

  1. C’est l’adjectif (ἄνθρωπος ayant d’abord été adjectif) qui prend la signification la plus générale. Il en est de même pour Mann et Mensch. Il en est de même aussi en français, pour les hommes et les humains.
  2. Nous avons en français quelque chose de semblable, mais seulement à l’état rudimentaire. Pour marquer la différence entre l’homme et les animaux on a poitrine et poitrail, narines et naseaux, etc. Il va sans dire que l’étymologie n’y est pour rien.