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Page:Braddon - Aurora Floyd, 1872, tome I.djvu/12

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AURORA FLOYD

et qu’elle ne fit qu’en rire. Elle était habituée à une vie d’émotions, et Felden eût pu lui paraître un séjour monotone sans ces médisances sans cesse renouvelées. Elle prenait un malin plaisir à la déconvenue de ses ennemis.

— Il faut qu’elles aient eu bien envie ou bien besoin de vous épouser, Archy, — disait-elle, — pour qu’elles me haïssent avec tant d’acharnement. Pauvres vieilles filles sans dot, penser que je leur ai arraché leur proie ! Je sais que c’est dur pour elles de songer qu’elles ne peuvent me faire pendre pour avoir épousé un homme riche.

Mais le banquier était si profondément blessé lorsqu’Éliza, qu’il adorait, lui répétait les cancans que lui avait rapportés sa femme de chambre, fermement dévouée à sa bonne et aimable maîtresse, qu’Éliza prit le parti de ne plus les lui raconter. Ils la divertissaient, elle ; mais lui, ils le piquaient au vif. Fier et sensible, comme presque tous les hommes intègres et consciencieux, il ne pouvait endurer que personne osât toucher au nom de la femme qu’il aimait si tendrement. Que faisait l’obscurité d’où il l’avait tirée pour l’élever jusqu’à lui ? Une étoile est-elle moins brillante, parce qu’elle scintille, au milieu de la nuit, sur une mare aussi bien que sur la mer ? Une femme vertueuse et bonne est-elle moins estimable parce qu’elle gagne misérablement sa vie par le seul travail auquel elle puisse se livrer, et parce qu’elle joue le rôle de Juliette devant un auditoire composé d’ouvriers qui payent à raison de six pence par tête le privilège de l’admirer et de l’applaudir ?

Oui, il faut révéler le crime, les mauvaises langues n’avaient pas tout à fait tort dans leurs conjectures : Éliza Prodder était actrice, et c’était sur les sales planches d’un théâtre de second ordre du comté de Lancastre que l’opulent banquier l’avait vue pour la première fois. Archibald nourrissait une admiration traditionnelle, passive, mais sincère, pour le vrai drame anglais. Oui, le drame anglais, car il avait vécu à une époque où le drame était anglais, où George Barnwel et Jane Shore figuraient parmi les chefs-d’œuvre favoris d’un public qui hantait les théâtres. Ah ! que nous avons tristement dégénéré depuis ces jours clas-