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Page:Braddon - Aurora Floyd, 1872, tome I.djvu/13

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AURORA FLOYD

siques, et qu’il est rare aujourd’hui qu’on nous mette sous les yeux la charmante histoire de Milwood et de son novice admirateur ! C’est vraiment déplorable. Pénétré, donc, de la solennité de Shakspeare et du drame anglais, Floyd, de passage, un soir, dans une petite ville du comté de Lancastre, entra dans une loge poudreuse du théâtre pour assister à la représentation de Roméo et Juliette : le rôle de l’héritière des Capulet était rempli par Mlle Éliza Percival, Prodder, de son véritable nom.

Je ne crois pas que Mlle Percival fût bonne actrice ou qu’elle se fût jamais distinguée dans sa profession, mais elle avait une voix grave et mélodieuse qui prononçait les paroles de l’auteur dont elle se faisait l’interprète avec une certaine richesse de ton qui, quoiqu’un peu monotone, faisait plaisir à entendre, et sur la scène elle était vraiment belle, car son visage illuminait le petit théâtre mieux que ne le faisait tout le gaz que le directeur liardait aux spectateurs clair-semés dans la salle.

Ce n’était pas encore, à cette époque, la mode de faire des pièces de Shakspeare des drames à effet. On n’avait pas encore intercalé dans Hamlet la fameuse scène nautique, et le prince de Danemark ne piquait pas une tête pour sauver la pauvre Ophélie. Dans ce petit théâtre du comté de Lancastre, on eût considéré comme une impardonnable infraction à toutes les lois de l’art dramatique qu’Othello ou son porte-fanion s’avisassent de s’asseoir à aucun moment de l’auguste représentation. L’espérance du Danemark n’était pas un homme du Nord accoutré d’une longue robe, et laissant flotter sa blonde chevelure ; c’était tout bonnement un individu portant un court justaucorps de velours de coton noir passé, taillé comme une blouse d’enfant, et garni de perles de Venise, qui pendaient et sur lesquelles l’acteur marchait de temps en temps dans le cours de la pièce. Les acteurs, dans leur simplicité, prétendaient que la tragédie, pour être la tragédie, doit ne ressembler à rien absolument de ce qui a jamais eu lieu sous la calotte des cieux. Or, Éliza suivait patiemment le vieux sentier battu ; car c’était une créature trop bonne, trop peu sé-