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Page:Braddon - Aurora Floyd, 1872, tome I.djvu/173

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AURORA FLOYD

homme. Quelquefois, dans un élan d’affectueuse gratitude, elle cachait sa belle tête sur la poitrine de John : toute grande qu’elle était, elle était juste assez haute pour s’abriter pour ainsi dire sous son aile ; et elle lui disait qu’il était le plus cher et le meilleur des hommes, et que, quand même elle l’aimerait jusqu’à l’heure de sa mort, jamais, jamais, au grand JAMAIS elle ne pourrait l’aimer moitié autant qu’il le méritait. Puis, à demi honteuse d’elle-même pour cette déclaration sentimentale, elle le raillait, le sermonnait et le tyrannisait tour à tour le reste de la journée.

Lucy considérait cet état de choses dans un muet ébahissement. La femme qui, autrefois, avait été aimée de Bulstrode pouvait-elle en être venue à être l’heureuse épouse d’un blondin du comté d’York, à concentrer ses plus chères ambitions dans la pouliche baie portant son nom, qui devait courir aux courses du printemps à York, et était inscrite sur la liste des coursiers admis au prochain Derby ; à prendre intérêt à un galop plus ou moins précipité, à des écuries neuves ; à s’entretenir de créatures mystérieuses, mais évidemment d’une haute importance, désignées sous les noms de Scott, de Fobert, de Chiffney et de Challoner ; et ayant, selon toute apparence, complètement oublié qu’il existât sur terre une divinité aux yeux gris, d’une expression indicible, connue des mortels comme l’héritier des Bulstrode. La pauvre Lucy était bien près de perdre la tête, tant on la lui cassait journellement à force de lui parler de la pouliche baie, appelée Aurora, à mesure qu’approchait l’époque des courses du printemps. Tous les matins, Aurora et John l’emmenaient la voir, et tous deux, dans la vive anxiété que leur inspirait la santé de leur bête favorite, l’examinaient, à chaque visite qu’ils lui faisaient, comme s’ils eussent compté que quelque merveilleuse transformation physique se fût accomplie pendant la nuit. La stalle spacieuse dans laquelle la pouliche était logée était surveillée jour et nuit par un planton de garçons d’écurie et d’amateurs ; et un jour, Mellish alla jusqu’à plonger un verre dans le seau d’eau destinée à la pouliche baie Aurora, pour s’assurer par lui-même si le liquide ne conte-