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Page:Braddon - Aurora Floyd, 1872, tome I.djvu/24

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AURORA FLOYD

mère. Dans le cabinet particulier, du banquier il y avait appendu à la muraille un pastel représentant Éliza dans tout l’éclat de sa beauté et de sa prospérité ; mais ce portrait ne disait rien de l’histoire de son original, et Aurora n’avait jamais entendu parler ni du Capitaine de navire marchand, ni du pauvre logement de Liverpool, ni de la tante à la mine renfrognée qui tenait une boutique d’épicerie, ni des fleurs artificielles, ni du théâtre de province. On ne lui avait jamais dit que le nom de son grand-père maternel était Prodder, et que sa mère avait joué le rôle de Juliette devant un auditoire composé d’ouvriers, pour le modique salaire, incertain quelquefois, de quatre shillings et deux pence par représentation. Les familles du comté acceptèrent l’héritière du riche banquier, et en firent même grand cas ; mais elles ne furent pas longues à dire qu’Aurora était bien la fille de sa mère, que son caractère trahissait fortement l’actrice et l’écuyère, et qu’elle sentait passablement les paillettes et la sciure de bois. La vérité est que Mlle Floyd, ayant à peine quitté les langes, montra une disposition très-marquée à devenir ce qu’on appelle « une femme forte. » À l’âge de six ans elle dédaigna sa poupée et demanda un cheval de bois. À dix ans elle pouvait soutenir une conversation à propos de chiens d’arrêt, de chiens couchants, de chiens pour chasser le renard, de lévriers, etc. ; mais, par contre, elle poussait sa gouvernante au désespoir en oubliant obstinément sous quel empereur romain Jérusalem a été détruite, et quel était le légat du pape à l’époque du divorce de Catherine d’Aragon. À onze ans elle ne se gênait pas pour qualifier les chevaux des écuries des Lenfield de tas de rossinantes. À douze ans elle risqua sa demi-couronne à une poule organisée par les domestiques de son père, et soutint triomphalement le cheval qui remporta la victoire ; à treize ans enfin elle galopait à travers la campagne avec son oncle André, qui était membre de la société des chasses de Croydon. Ce n’était pas sans chagrin que le banquier voyait les progrès de sa fille dans ces talents d’un goût douteux ; mais elle était si belle, si franche, si intrépide, si généreuse,