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Page:Braddon - Aurora Floyd, 1872, tome II.djvu/261

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AURORA FLOYD

avoir fait raser du sol la maison de ses ancêtres, en défiant tout le comté d’York de trouver un seul défaut et une seule tache à sa belle renommée. Mais Talbot serait devenu fou de douleur à la pensée que des langues vulgaires avaient flétri ce nom qu’il aimait, et il aurait voulu, après le triomphe de l’innocence de sa femme, pouvoir oublier ou racheter par la torture cette agonie insupportable. Il y a des gens qui ne peuvent oublier, et Bulstrode était de ces gens-là. Il n’avait jamais oublié sa douleur de Noël à Felden et le combat qu’il s’était livré à Bulstrode Castle. Aussi n’espérait-il jamais l’oublier. Le bonheur pur et sans mélange du présent, quel qu’il fût, ne pouvait effacer l’angoisse du passé. Il restait seul ; tant de mois, de semaines, de jours et d’heures d’indicible douleur, séparés du reste de sa vie, resteraient toujours comme une pierre commémorative sur la plaine unie du passé.

Floyd était assis avec sa fille et Lucy dans la chambre de Mme Mellish, la plus agréable chambre pour plusieurs raisons, principalement parce qu’elle était éloignée du bruit de l’intérieur et de la chance d’une invasion fâcheuse. Tous les chagrins de la maison s’étaient fait jour loin de la présence du vieillard, et aucune parole n’était tombée devant lui qui pût lui faire deviner que son unique enfant était soupçonnée du plus affreux crime qu’une femme ou un homme puisse commettre. Mais Floyd n’était pas facile à tromper là où le bonheur de sa fille était en question : il avait surveillé cette belle figure, dont les expressions variées étaient un des plus grands charmes, assez longtemps et assez sérieusement pour être devenu familier aux charmes de ses regards. Aucune ombre sur l’éclat de la beauté de sa fille ne pouvait échapper aux yeux du vieillard, pas plus qu’elle n’aurait pu s’étendre sur son livre de banque. Aurora s’asseyait à côté de son père dans sa jolie chambre, elle lui parlait et elle l’amusait, tandis que John allait çà et là et se rendait fatigant à son ami Bulstrode. Mme Mellish répétait à son père qu’il n’y avait aucune cause de tourment : ils étaient anxieux, seulement anxieux, que l’homme coupable fût trouvé et remis à la justice ; rien de plus.