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Page:Braddon - Aurora Floyd, 1872, tome II.djvu/57

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AURORA FLOYD

heureuse que lorsqu’elle interprétait Thalberg et Bénédict sur un excellent Collard et Collard. Il y avait autour de Doncastre des vieilles gens qui croyaient en Collard et Collard, et pour qui les mélodies obtenues sur ces grandes boîtes en bois de rose sans ornementation aucune, étaient un vrai régal. À huit heures vingt-sept minutes, Mme Lofthouse était au piano d’Aurora. Ce fut aux premières mesures d’un prélude avec six bémols, prélude pour l’exécution duquel il fallait tantôt passer la main gauche par-dessus la main droite, tantôt la main droite par-dessus la main gauche, et qui forçait le pouce à faire des exercices dans toutes sortes de positions, que Mme Mellish sentit que les bémols suffiraient pour captiver toute l’attention de son amie.

À l’extrémité du grand salon de Mellish Park, il y avait une toute petite pièce tendue d’une étoffe perse semée de naïfs boutons de rose et meublée de fauteuils et de tables en érable. Il n’y avait pas plus de cinq minutes que Mme Lofthouse était au piano, quand Aurora passa du salon dans cette petite pièce, ne laissant à son invitée d’autre compagnie que Mme Powell. Elle s’arrêta sur le seuil pour observer la veuve qui était assise près du piano, dans l’attitude du ravissement.

— Elle m’observe, — pensa Aurora, — bien que ses paupières rougies soient abaissées sur ses yeux et qu’elle semble considérer la bordure de son mouchoir de poche. Peut-être me voit-elle avec son nez ou son menton ? Que sais-je, moi ? Ses yeux sont partout ! Bah ! vais-je donc avoir peur d’elle, quand je n’ai jamais eu peur de lui ? Que craindrais-je ? si ce n’est… (sa tête, naguère hautaine et fière, prit une attitude plus modeste, et un triste sourire erra sur ses lèvres roses), si ce n’est de vous rendre malheureux, mon cher, mon excellent mari. Oui, — fit-elle en redressant soudain la tête, — mon loyal époux, l’époux qui n’a jamais manqué aux vœux du mariage, le plus noble des époux.

Rappelez-vous que j’écris ce qu’elle pensait et non ce qu’elle disait, car elle n’avait pas l’habitude de penser à haute voix.