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L’HÉRITAGE DE CHARLOTTE

d’attention à son livre ; le volume qu’elle tenait à la main semblait n’être qu’une excuse pour s’abandonner plus librement à son chagrin.

Si quelqu’un, poussé par la curiosité ou la compassion, cherchait à entrer en conversation avec l’étrange dame, cela aboutissait toujours à un seul et même résultat : elle répondait aux questions d’une voix douce et basse avec une froide politesse, mais n’encourageait jamais son interlocuteur à continuer.

Il semblait qu’elle ne désirât ni ami, ni consolateur, ou que sa position fût tellement désespérée, qu’elle ne voulût admettre personne à la soulager.

Elle payait sa pension et son logement chaque semaine, avec une scrupuleuse ponctualité, bien que le payement par semaine ne fût pas la règle de la maison.

« Il sera préférable pour moi de payer par semaine, avait-elle dit à Mme Magnotte, parce que je ne sais pas ce que je ferai, et ne puis dire combien de temps je resterai avec vous. »

Elle avait cependant déjà passé deux mois dans la maison, dînant chaque jour à la table commune, restant tous les soirs au salon, sans que sa mélancolie habituelle eût jamais fait place à une plus vive manifestation de chagrin. On eût pu la prendre pour une statue de neige, la statue du désespoir taillée dans un bloc de glace par quelque habile sculpteur ; mais un soir la glace se fondit, et l’on eut devant soi, tout à coup, une femme exaltée, emportée par une douleur furieuse.

C’était une belle soirée de mai.

Ah ! combien était proche, à ce moment, la date fixée pour ces noces, que le ménage de Beaubocage envisageait avec un si naïf bonheur !