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L’HÉRITAGE DE CHARLOTTE

étrange de sa sortie à une heure aussi avancée, lui inspirèrent une vague terreur qui le décida à la suivre, non en cherchant à s’en cacher comme s’il eût eu la pensée qu’il faisait mal en agissant ainsi, mais plutôt avec la conviction qu’il avait le droit de la surveiller.

Elle marchait très-vite, plus vite que Gustave ne l’aurait cru possible pour une aussi faible créature ; elle choisissait les rues les plus solitaires et Gustave n’éprouva aucune difficulté à ne pas la perdre de vue ; elle ne regardait jamais en arrière, elle allait droit devant elle, sans s’arrêter, sans ralentir son pas, comme si elle eût eu un but arrêté.

« Où peut-elle aller ? » se demandait Gustave.

Et une réponse vague, hideuse, terrible, se présenta à son esprit.

L’obscurité était tout à fait venue, cette obscurité qui règne à l’époque où le soleil se couche de bonne heure et où la lune se lève tard.

Comme la dame continuait sa marche dans les rues désertes qui sont parallèles aux quais, l’épouvantable soupçon s’accrut dans l’esprit de Gustave.

À partir de cet instant, il n’eut plus qu’une pensée ; il rejeta à jamais loin de lui toute idée d’engagement envers Madelon ; il mit de côté père, mère, sœur, anciens amis, biens de famille, ambition, fortune ; il ne vivait plus que pour cette femme, et l’unique but de sa vie était de la sauver du désespoir et de la mort.

Ils arrivèrent enfin sur le quai.

La longue voie pavée était déserte.

L’étrangère regarda derrière elle… elle jeta un regard trouble et hagard…

Il n’y eut plus à en douter… un sinistre projet l’avait amenée là…