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L’HÉRITAGE DE CHARLOTTE

leur insouciance et leur gaieté ; ils étaient joyeux et tapageurs comme des merles.

Du haut en bas de la maison ce n’était que chansons, rires sonores et frais, appels bruyants, gaudrioles et cris. Béranger avait tous les honneurs : les uns chantaient bien, d’autres mal ; mais tous chantaient. On s’invitait à déjeuner, à dîner ; le vin blanc à quatre sous, à six sous, à dix sous se versait ; des cigares s’offraient, des pipes s’allumaient, et quelque chose de jeune, de vainqueur montait dans les couloirs, les escaliers, mêlé à la fumée du tabac, à l’odeur du fricot.

Un couloir sombre, très-étroit, servait de cuisine. Une créature qui paraissait appartenir au sexe féminin, très-âgée, myope, sourde comme un pot, faisait le déjeuner et le dîner de ces messieurs.

On la nommait Nanon.

Quelques-uns avançaient qu’elle était la propre mère de Mme Magnotte ; tous se plaignaient de sa cuisine, disant : « Quelle drogue !… c’est dégoûtant, ma parole d’honneur ! » Mais personne n’osait dire en face à la maîtresse du logis ce qu’on pensait de sa table.

On la payait très-peu et elle ne se gênait pas pour dire aux mécontents : « Cela ne vous convient pas, monsieur… Eh bien ! il faut aller ailleurs. »

Mme Magnotte était une femme mystérieuse, impénétrable ; on faisait sur son compte toutes sortes d’histoires.

Selon les uns, c’était une comtesse : la fortune et les terres de sa famille avaient été confisqués par le Comité du Salut public, en 93.

Selon les autres, c’était une ancienne actrice d’un théâtre populaire du temps de Napoléon Ier.

Elle était grande et mince, même d’une mai-