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L’HÉRITAGE DE CHARLOTTE

Pendant toutes ces années, aucune colombe porteuse d’un rameau d’olivier n’avait traversé le gouffre qui séparait l’enfant prodigue de son père.

Le seigneur de Beaubocage avait été de marbre : un vieillard à l’esprit étroit, vivant dans la gêne, et possédé d’une idée unique qui l’absorbait, était le dernier des hommes dont on pût espérer le pardon.

Les prières et les larmes de sa fille avaient été inutiles : les portes de cette demeure sans joie, au milieu des prairies qui avoisinaient Vire, étaient restées fermées au coupable.

Fût-il venu lui-même implorer son pardon, il ne l’aurait pas obtenu ; mais il ne vint pas.

« Mon père m’aurait vendu comme un nègre, disait-il, dans les rares occasions où il parlait de ses anciennes blessures ; je suis heureux d’avoir échappé à ce honteux marché. »

En réalité, il s’en trouvait heureux : la pauvreté lui paraissait plus facile à supporter que la triste prospérité de Cotenoir, avec une femme qu’il n’aurait pu aimer.

Les qualités distinctives de l’esprit de cet homme étaient le courage et la constance.

Il y a ainsi dans le monde de nobles âmes, dont les unes sont destinées à briller d’un éclat surnaturel, les autres à se consumer et à mourir dans les profondeurs sociales plus sombres que les plus profonds abîmes de l’Océan.

L’amour de Gustave pour la femme qu’il avait choisie ne varia jamais : il travaillait pour elle, il se privait pour elle, il luttait contre le désespoir pour l’amour d’elle ; et ce fut seulement lorsque ses forces physiques l’abandonnèrent, que l’obscur soldat commença à reculer et à faiblir dans l’amère bataille de la vie.