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LA TRACE

foulait les grandes herbes des prairies pour faire enlever dans l’air transparent des volées de petites créatures emplumées. Il se souvient des joyeuses courses à pied, des auberges sur le bord de la route, des jolies filles de comptoir et de la bourse en commun ; il voit encore la fumée bleue des deux courtes pipes d’écume tourbillonnant dans le ciel gris du matin ; il entend les joyeux éclats de rire de deux cœurs heureux, résonnant dans l’air froid de l’aube ; il se rappelle les rencontres des terribles gardes-chasses, aux principes si féroces et aux consciences si timorées, qui ne voulaient pas laisser endormir leur vigilance même pour une demi-couronne ; il se rappelle les soirées pleines de gaieté dans les grandes cuisines des vieilles auberges, où l’on buvait des quantités inouïes de bonne vieille ale et où l’on chantait des chansons comiques avec des chœurs si bien attaqués que, pour ne pas y participer, il fallait être accablé d’une grande fatigue, ou être passé de la plus folle gaieté à un singulier degré de soudaine mélancolie ; qu’on dût être définitivement conduit à finir la soirée dans les larmes ou même sous la table. Il se souvient de tout cela et il se demande (étant fou, il est naturel qu’il s’adresse cette question), s’il est bien ce même individu qui était autrefois le compagnon le plus spirituel, le plus beau, le plus généreux, le meilleur, baptisé il y a longtemps sous des flots de champagne, dans une