— À Valence, il y a le cadavre de sa victime, sans doute, cet infortuné Joé Wistler… Quant à votre Barnabé, s’il existe réellement, il court les routes à cette heure… Si c’est le onzième voyageur, c’est celui qui a sauté du train dans le Robinet…
— Non… fît Shap, très calme. Celui qui a sauté du train, que vous supposez plutôt avoir sauté du train, c’est la victime…
— Mais…
T. D. Shap, très doux, secoua la tête nonchalamment :
— Non… Véritablement, je suis désolé, monsieur Rosic, mais vous faites erreur…
— Comment… L’assassiné sans tête de Valence…
— Vous savez bien que le contrôleur ne l’a pas reconnu… Et pour cause… Il m’était pas officiellement dans le train. C’est Barnabé…
— Alors, ce seraient les deux autres qui l’ont assassiné…
— Pas les deux autres… Un des deux autres…
— Burnt ?…
— Non…
— Qui, alors ?…
— Joé Wistler !…
— Mais c’est la victime.
— Non…
— Puisque l’assassin, celui qui s’est fait écraser à Saint-Rambert est Ralph Burnt…
— Non…
— Comment non…
Rosic commençait à se fâcher.
Ce qui l’agaçait, c’était moins assurément les démentis de ce confrère américain que le ton sur lequel il les émettait ; ce calme, cette douceur, avaient le don de mettre M. Rosic en rage…
Mais l’autre, sans prendre garde à la colère du policier français, reprit :
— Je vois, Monsieur Rosic, qu’il faut que je prenne les choses par le début…
— Ma foi, je ne demande pas mieux…
— Voilà… Ah !… c’est bien simple, allez… Dix voyageurs arrivant des Indes sont montés directement en gare maritime d’Arenc dans le B-14… Je ne vous l’apprends pas… Le contrôleur des wagons-lits vous l’a expliqué… C’était : 1o une famille anglaise de sept personnes ; 2o un gentleman sans importance ; 3o enfin, MM. Joé Wistler et William Ralph Burnt…
— Bon… Nous savons cela…
— Oui… mais ce que vous ignorez, et moi également, c’est que Joé Wistler avait le ferme dessein de supprimer son compatriote W. R. Burnt…
— Qui vous fait supposer ?
— Mais les faits… les faits qui suivent, cher monsieur…
— Je ne vois pas…
— Mais si, vous allez voir…
Et, avec sa douceur et son sourire. T. D. Shap reprit :
— Dans le B-14, avant les voyageurs des Indes, un homme a trouvé le moyen de se glisser… C’est le onzième voyageur… que le contrôleur ne peut connaître… C’est notre ami Barnabé, en quête d’un beau coup à faire et qui depuis longtemps a préparé celui-là… et… de main de maître… Vous allez voir… Il sait que les voyageurs du B-14 ne sont pas des miséreux, car c’est un train de grand luxe, et tout de suite, il a vu la manière d’opérer… Rien à faire avec la famille anglaise, où veillent deux domestiques… le gentleman sans importance lui paraît un gibier indigne de lui. Mais il a guigné un des deux autres hommes, W. R. Burnt… et il va opérer sur lui…
Rosic haussa les épaules :
— C’est du pur feuilleton… D’ailleurs, rien ne démontre ces hypothèses gratuites…
— Si… attendez… Barnabé est un artiste… À d’autres le poignard et le revolver qui sont salissants… le sang éclabousse, laisse des traces… ce n’est pas propre, et Barnabé est un délicat. Et puis, n’est-ce pas, il ne tient pas à se faire prendre… Il a une manière plus intelligente, plus confortable, plus moderne… Il se sert du chloroforme…
Rosic éclata de rire.
— Mais, mon cher confrère, vous oubliez que le cadavre de Valence était proprement décapité, et quand je dis proprement, c’est une façon de parler, car le wagon dégouttait de sang. Votre Barnabé…
— Aussi n’est-ce pas Barnabé qui a opéré… Ce serait un suicide, dans ce cas, puisque le cadavre de Valence n’est autre que celui de Barnabé… Laissez-moi continuer, je vous prie, mon cher confrère, et vous allez comprendre. Non… Barnabé n’aurait pas coupé stupidement la tête de sa victime… Et la preuve, c’est qu’il pénétra doucement dans son compartiment, lui colla sous le nez un flacon de chloroforme et l’endormit le plus proprement du monde… Après quoi… Ah ! c’est là qu’est le beau de l’affaire… Il déshabille sa victime, prend ses vêtements, l’introduit dans les siens, et… le balance dans le Rhône qui coule en ce moment à côté de la ligne du railway… Voilà du beau travail… Le Rhône ne rendra pas sa proie, et notre Barnabé est entré dans la peau de sa victime…
Barnabé est devenu W. R. Burnt, tandis que