Page:Brizeux - Œuvres, Les Bretons, Lemerre.djvu/165

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Pris son bois le plus sec, sa graisse la plus fine,
Et tandis que son monde à vêpres priait Dieu,
Elle, seule au logis, étendait sur le feu
Ses crêpes de blé noir pour cette race étrange
Qui, dans toute l’année, un seul jour boit et mange.
Quand la flamme brillait trop vive, par instant
De la porte de chêne elle ouvrait un battant.
Et, devant sa maison, elle voyait dans l’aire
La brume s’étendant plus blanche qu’un suaire.
Or la pâte cuisait encor lorsqu’à la nuit,
Par-dessus la forêt, au loin elle entendit
Les deux cloches du bourg, qui de leurs voix funèbres
Éveillaient en sursaut les morts dans les ténèbres ;
Car la fête s’ouvrait, et le long des fossés
Les gens s’en revenaient causant des trépassés.
 
« Jésus-Dieu ! cria Guenn, comme avec sa famille
Elle entrait au logis, que fait là cette fille ?
Par une telle nuit balayer la maison !
Vous ne savez donc pas, ô fille sans raison.
Que le monde est couvert ce soir d’âmes en peine,
Et qu’ici votre père en pleurant se promène !
Avec votre balai voulez-vous le blesser ?
Les âmes des aïeux, voulez-vous les chasser ?
— Oh ! dit Anna, pardon ! mon âge est jeune encore,
Ma mère ; et vous savez des choses que j’ignore.
— Eh bien ! à cette table, enfants, asseyons-nous.
Mais, Lilèz, mon neveu, mes deux filles, et vous,
Alan, ne mangez pas jusqu’aux dernières miettes,
Et laissez quelque chose au bord de vos assiettes :
D’autres vont prendre place autour de ce bahut ;
N’égouttez pas le verre où vos lèvres ont bu. »