où l’idée de devoir fait défaut, il ne saurait être question d’ordres prescrits par la conscience. Ainsi encore la vertu est définie tout autrement, selon qu’on se place au point de vue moderne ou au point de vue antique. Au point de vue moderne, la vertu est l’habitude d’obéir à une loi nettement définie et d’origine suprasensible. Du point de vue ancien, elle est la possession d’une qualité naturelle.
Pour les mêmes raisons, les autres concepts moraux qui nous sont le plus familiers ne figurent pas dans les morales de l’antiquité grecque. Il y a place pour l’erreur ou la faute. Il n’y en a point pour le « péché » au sens très particulier que nous donnons à ce terme, entendant par là une infraction consciente à une loi intérieure. Les idées de mérite et de démérite avec les nuances très particulières que notre morale moderne donne aux mots qui les expriment font aussi défaut. Il ne s’agit jamais chez les Grecs que de ce qui est ou n’est pas digne de louanges. Chose plus surprenante encore pour un moderne, la notion de responsabilité morale leur est étrangère : ils n’ont pas de terme pour la rendre. Ce n’est pas que le problème de la liberté n’ait donné lieu à des discussions mémorables chez les Épicuriens, entre autres, et surtout chez les Stoïciens. Mais, si l’on veut bien y prendre garde, ils ont posé le problème tout autrement que nous. Quand ils s’appliquent à prouver que l’homme est libre, ils ne cherchent pas précisément à montrer que ses actions émanent de lui, qu’il doit en subir les conséquences bonnes ou mauvaises. Leur préoccupation est bien plutôt de montrer comment l’homme peut se soustraire à la fatalité extérieure, réaliser le souverain bien, c’est-à-dire atteindre à la vie heureuse. Dire que l’homme est libre, quand c’est un philosophe grec qui parle, équivaut à reconnaître que le bonheur est à la portée de chacun.
Que l’on soit Épicurien ou Stoïcien, il n’importe : prouver la liberté, c’est établir, contre Aristote, que la félicité ne dépend pas de conditions extérieures soustraites à notre vouloir ; mais qu’il est en notre pouvoir de l’obtenir. Tel est le sens des expressions célèbres : « les choses qui dépendent de nous », ta eph’ hèmin, « les choses qui ne dépendent pas de nous », ta ouk eph’ hèmin .