Page:Brochet - La Meilleure Part.djvu/16

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C’est la première fois qu’il l’appelle par son prénom. Dans la main de la jeune fille — une main sans vernis à ongles, un peu abîmée par les travaux ménagers — la feuille de papier a tremblé. La secrétaire a levé vers l’ingénieur ses beaux yeux mordorés, puis elle a baissé les paupières, très vite, et s’est détournée ; mais il a eu le temps de voir les yeux illuminés de joie, et la flamme rose qui est montée aux joues… Il en reste troublé, un peu mécontent. Ainsi, c’était vrai, ce que racontaient Albert et Maurice ! Yves avait cru qu’ils plaisantaient, à leur habitude. Annie amoureuse de lui… Eh bien ! en voilà une complication ! Elle doit bien savoir qu’il est fiancé ! Tout le monde, ici, connaît son roman d’amour avec Gisèle, et il est impossible qu’Annie n’en ait pas entendu parler. Oui, elle sait, sans nul doute, que son amour est sans espoir. Mais elle est accoutumée à se taire, à se sacrifier… Il lui suffit peut-être de voir Yves, de lui parler, de se dévouer pour lui… Il peut bien lui laisser ce bonheur, puisqu’elle est toujours si correcte, si effacée…

Seulement, que voulez-vous ! il en est profondément touché, et il répond par des gentillesses aux prévenances de sa dactylo. Comme il sait qu’elle adore les fleurs et qu’elle n’a pas les moyens d’en acheter, il découvre tout à coup qu’on travaille mieux dans un bureau fleuri ; désormais, la femme de ménage est chargée d’acheter pour M. Lebonnier, deux fois par semaine, quelques fleurs que Mlle Annie disposera dans deux vases un pour le chef, un pour la secrétaire, c’est un ordre, mademoiselle !

Maintenant, en dehors des questions de service, ils causent. Annie a reçu une bonne instruction, et elle lit beaucoup, avec réflexion et discernement ; c’est une joie pour Yves, très cultivé, de discuter des problèmes intellectuels, littéraires ou sociaux, avec une interlocutrice qui a l’esprit vif et des idées personnelles ; joie qu’il n’a guère connue avec Gisèle… Brave petite Annie ! elle lui fait paraître moins longues les heures passées loin de sa bien-aimée… Le bureau pour lui n’est plus une prison. Il attend avec moins d’énervement l’heure de la liberté, le moment où il pourra s’échapper pour aller retrouver Gisèle…

Et, à chaque fois qu’il la retrouve, il se sent frappé du « coup de foudre », comme lorsqu’il la vit pour la première fois. Elle est si belle, si éblouissante ! Dans la rue, les passants se retournent sur elle, et Yves, grisé par l’orgueil de promener cette merveille à son bras, s’imagine qu’il est le plus heureux des hommes jusqu’au moment où elle parle, parce qu’elle ne parle que de choses qui sont pour lui inconnues, étrangères, hostiles : potins de coulisses, espoirs et angoisses sans cesse renaissants, phrases de répertoire…