Page:Broglie - La morale évolutioniste.djvu/23

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timent et vous ne ferez pas un atome de devoir. Prenez-en votre parti ; dites : L’absolu est une chimère. Dites avec Brutus : La vertu n’est qu’un nom ; mais n’essayez pas de substituer à cet or divin votre monnaie humaine, qui n’a pas le même titre ni le même poids. N’essayez pas de mettre ce qui est contingent à la place de ce qui est nécessaire, l’intérêt à la place de l’obligation, les faits à la place des principes. Vous prétendez chasser Dieu du monde ; vous voyez avec inquiétude que le devoir, la justice et la conscience s’en vont avec la Divinité ; vous voulez à la place vous élever des idoles : tentative vaine et chimérique. Dans votre monde sans Dieu, dans votre monde sans idées absolues et sans principes transcendants, vous ne trouverez rien qui remplace le devoir, rien qui lui ressemble. Sur ce monde ainsi vide de tout idéal et de toute noblesse morale, vous devrez mettre l’inscription de Dante : « Laissez toute espérance, vous qui entrez ici. » Vous ne ferez pas sortir des faits ce qui n’est pas en eux, ni de l’expérience ce qu’elle ne contient pas. Vous n’avez pas craint de comparer nos héros et nos martyrs à des chiens d’arrêt, eh bien, sachez bien que vous ne referez pas ce que vous avez détruit, vous ne dresserez pas la bête humaine comme elle a été dressée par la religion et l’idée du devoir. Et quand vous voudrez réellement trouver des hommes qui meurent obscurément pour une sainte cause, des âmes qui restent pures au milieu de la corruption du monde, des êtres qui se sacrifient pour le bien ; c’est dans les régions où brille encore le soleil divin de la morale religieuse et du devoir absolu que vous irez les chercher : vous ne les trouverez pas ailleurs.

Passons à la seconde hypothèse.

La recherche d’équivalents du devoir étant la recherche d’une chimère, peut-on croire, peut-on espérer, que la société arrivera à se passer complètement de l’idée de l’absolu et qu’elle pourra néanmoins subsister ? Il est évident d’abord que la société dans ses conditions actuelles ne pourrait pas subsister si le frein du devoir était brisé. Sans doute, il y a dans les sociétés humaines de graves infractions à la loi morale, mais la loi subsiste. Les honnêtes gens l’observent, et ceux qui la violent, ou tout au moins ceux qui violent quelques-unes de ses prescriptions fondamentales, sont obligés de rendre hommage à ta loi : ils s’excusent ou se cachent. La loi les gêne dans leurs actes et dans l’accomplissement de leurs desseins.

La société, il est vrai, possède divers moyens de répression contre les actes qui lui sont nuisibles ; elle est armée des lois pénales et peut exercer son action sous la forme du blâme de l’opinion publique. Mais il existe une multitude d’actes obscurs, accomplis par conscience par les honnêes gens, dans des cas où la violation de la loi