Page:Broglie - La morale évolutioniste.djvu/24

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morale resterait inaperçue et échapperait au contrôle social. De plus, l’exercice même de cette action sociale suppose que la société possède comme instruments des êtres moraux soumis à la loi du devoir. Si les geôliers, les gendarmes et les magistrats étaient complices des criminels, où serait la répression ? Si les soldats n’obéissaient que quand leurs chefs les voient, ou s’ils usaient de leur force numérique pour résister aux ordres de leurs supérieurs, que deviendraient les sociétés ? Si l’idée du devoir, si la distinction du bien et du mal n’existait pas, quelle serait la force de blâme de l’opinion ? Pense-t-on qu’une dissertation démontrant que tel acte est contraire au bien général sera capable de flétrir l’auteur d’un crime, de manière à arrêter son bras ? Toute la puissance répressive de la société repose en dernière analyse sur le sentiment du devoir. Sans devoir, il n’y a pas de droit dans les gouvernements ; ils ne subsistent que par la force ; mais la force elle-même, si elle ne s’appuie sur aucun droit, est une puissance changeante qui peut servir aussi bien à détruire qu’a consolider l’édifice social.

Il y a, d’aileurs, dans les sociétés modernes une condition toute spéciale, qui exige, plus que dans les anciennes, l’existence d’une loi morale s’imposant aux consciences : c’est le développement du crédit. Dans les affaires d’industrie et de banque, la moralité est un élément essentiel. La parole de l’homme, la sincérité de ses engagements, sont la base de cette confiance qui multiplie la richesse sociale. Si l’on enlevait le frein du devoir, si les hommes qui peuvent tromper si facilement n’étaient pas retenus par leur conscience, cette confiance serait détruite, chacun serait réduit à cacher son argent, ou à garder précieusement des gages, et la richesse entière de la société s’en ressentirait. La moralité est un des plus puissants éléments de notre capital social. C’est donc une tentative chimérique d’essayer de créer des sociétés humaines telles que nous les connaissons, sans le sentiment du devoir, sans l’idée absolue du bien et du mal. Mais voici ce que disent les partisans de la nouvelle morale.

Ils supposent qu’il y aura dans la société humaine un profond changement. Le sort de l’homme sera tellement amélioré par l’effet du progrès général, que sa nature deviendra meilleure et plus douce. La richesse générale sera telle, qu’il n’y aura plus de pauvres et la sympathie prenant le dessus et prévalant sur l’égoïsme, personne n’aura d’efforts à faire pour respecter les droits de ses semblables. La justice disparaîtra faute d’objet ; la tempérance sera inutile, parce que l’homme aura pris l’habitude de conformer ses mœurs à ses vrais besoins. La charité sera inutile, puisqu’il n’y aura plus de malheureux, mais l’amour subsistera, et chacun jouira du bonheur de ses semblables.