Page:Broglie - La morale évolutioniste.djvu/32

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arrivé à converser avec son maître, ni à établir entre l’homme et lui un système de signes correspondant au langage humain. Que signifie cette différence et quelles sont les conséquences qu’elle implique ? Elle ne tient pas au fait que l’homme a des organes plus parfaits qui lui permettent d’articuler des mots. Ce serait une explication superficielle et complètement inexacte.

L’articulation n’est que l’élément matériel du langage. Elle n’est pas nécessaire. Le sourd-muet apprend à parler par signes. L’écriture équivaut au langage parlé. Il n’y aurait donc aucune impossibilité à ce qu’un être privé de la faculté d’articuler pût communiquer avec l’homme par des signes équivalents à la parole. La faculté d’articuler, d’ailleurs, n’est pas absolument absente chez les animaux. Elle peut être développée chez quelques-uns, et on ne voit pas qu’ils acquièrent ainsi la faculté de converser avec l’homme par la parole. Ce n’est pas non plus faute de moyens de communication entre l’homme et l’animal que celui-ci n’apprend pas à parler. L’enfant parvient sans effort, par le simple fait qu’il vit auprès de parents qui parlent entre eux et qui lui parlent, a connaître le sens des mots usuels, et bientôt les phrases sortent de sa bouche. Le chien vit dans la même intimité, il entend parler, on lui parle. Bien plus, il comprend ce qu’on lui dit, il obéit à la parole et aux gestes de ses maîtres. Il se fait comprendre d’eux ; il exprime ses sensations, ses désirs ; il sait prier, demander, menacer. Entre lui et l’homme, il y a un langage véritable, une multitude de signes compris de part et d’autre.

Mais, nonobstant cette intimité, il existe entre le chien et son maître une infranchissable barrière. Intelligent, comprenant les choses qui lui sont dites et les signes qui lui sont faits, le chien ne comprend pas la parole prononcée devant lui. Le langage humain par lequel ses maîtres communiquent ensemble, ce langage dont le petit enfant comprend le sens, est pour lui une énigme qu’il n’essaye pas de deviner. Et s’il arrivait qu’il le comprenne et qu’il parvienne à répéter ce qu’il a compris, si, par un moyen quelconque, il arrivait à montrer qu’il a pénétré le sens de la parole humaine, s’il répétait un secret manifesté devant lui, on crierait au miracle, et on reconnaîtrait qu’une loi fondamentale de la nature est momentanément suspendue. Il y a donc dans le langage humain, ou plutôt dans la pensée humaine qui revêt la forme du langage, une propriété particulière qui la rend inaccessible et inintelligible aux êtres inférieurs. Essayons de déterminer en quoi cette propriété consiste, et de chercher quelle faculté la parole implique dans l’être qui en est doué.