Page:Broglie - La morale évolutioniste.djvu/34

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Toute idée générale, toute notion abstraite lui est interdite. Mais ce n’est pas tout, et la même phrase primitive, le même élément grammatical va nous révéler une seconde propriété du langage, ou plutôt de la pensée de l’homme.

Après avoir conçu l’attribut en le séparant radicalement de son sujet, après avoir considéré à part et désigné sous un nom particulier l’idée générale de bonté, de méchanceté, de grandeur, de vitesse, l’homme reconnaît que cet attribut appartient à un sujet. Alors il prononce un jugement, il affirme que le sujet est réellement doué de cette qualité, que tel homme est vraiment méchant, que le cheval qu’il voit est vraiment plus grand que le chien qui est à côté de lui. Or affirmer, qu’est-ce ? C’est prononcer qu’une chose existe, c’est déclarer qu’il est vrai qu’elle existe. Affirmer, c’est déclarer une vérité. Et maintenant la vérité, l’être, que sont ces idées ? Ce sont des idées absolues. Qui affirme le vrai, déclare que le vrai n’est pas faux et cela d’une manière absolue. L’homme affirme ; l’animal sent et voit, mais il n’affirme rien. Il ne se pose pas la question du vrai et du faux. ; il ne se demande pas si une chose est ou n’est pas, il agit et il se conduit d’après ce qui lui parait. L’animal vit dans le relatif ; son horizon se borne à ce qu’il éprouve et à ce qu’il perçoit par ses sens. L’homme affirme la réalité ou la non-réalité de ce qui est en dehors de lui et entre dans le monde de l’absolu. Ainsi, perception de l’universel par l’abstraction qui dégage les qualités de leur sujet ; perception de l’absolu manifestée dans le jugement qui contient les notions absolues d’être et de vérité, telles sont les deux propriétés fondamentales de l’intelligence humaine qui se manifestent dans la forme élémentaire et primitive de son langage. Ces facultés de l’âme humaine sont extrêmement fécondes. Elles ouvrent à sa pensée un champ immense de conceptions qui sans elles seraient impossibles.

L’idée générale, la notion abstraite, est un objet invisible, insensible, immatériel, uni au son de la parole, qui lui sert comme d’étiquette, mais qui lui est étranger, puisque les mêmes idées sont traduites dans les différentes langues par des sons distincts. Cette idée générale appartient à un monde supérieur à celui des sensations. Une fois entré dans ce monde, une fois en possession de la connaissance de l’immatériel, l’homme s’élève à des réalités invisibles. La beauté. la justice, la conscience, deviennent l’objet de sa contemplation. Dans ce monde invisible, il peut, par une nouvelle conception de l’esprit à laquelle le langage sert d’appui, deviner et découvrir des êtres réels et vivants, tels que l’âme humaine, les esprits et l’Être suprême. Tous ces êtres ne pourraient pas être nommés et définis sans cette forme de pensée qui s’élève au-dessus des sens.