Page:Broglie - La morale évolutioniste.djvu/35

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C’est en effet sur le signe de la parole que la pensée s’appuie exclusivement dès qu’elle s’élève au-dessus du monde des sensations.

D’autre part, l’absolu que nous trouvons dans le jugement, sous la forme d’être, de vérité, de certitude, n’est pas borné à cette seule conception. S’il y a un être qui exclut le néant, un vrai qui exclut le faux, il y aussi une beauté absolue qui exclut la laideur. L’intelligence humaine, par sa faculté de juger, distingue le beau en soi de ce qui est simplement agréable ; elle juge elle-même et apprécie l’impression de sa sensibilité. De même dans l’ordre moral, elle discerne le bien en soi du bien qui n’est bien que pour nous, le bien honnête du bien utile, le devoir absolu de l’intérêt relatif, le bien réel du bien apparent. Ainsi dans le monde supérieur où l’homme entre par cette forme spéciale de pensée dont le langage est le vêtement, se trouvent l’immatériel, l’invisible, l’être spirituel, l’absolu, le vrai, le beau et le bien. Toutes ces régions supérieures de la pensée, toutes ces hautes cimes d’où découlent les beautés de l’art, de la littérature, les splendeurs de la conscience, de l’héroïsme, de la vertu et de la passion, ne sont accessibles à l’homme que par la porte de l’abstraction et du jugement. C’est cette forme spéciale de la pensée qui est la première intuition à cette vie supérieure de l’âme. Je ne veux pas dire par là que l’abstraction et le jugement soient les deux seules facultés propres à l’homme ; Je ne veux pas dire qu’il ne puisse y avoir d’autres facultés supérieures ; c’est une question en dehors de mon sujet. Ce que je dis, c’est que cette forme générale de la pensée qui se traduit par le langage, cette connaissance des idées générales obtenue par l’abstraction et cette faculté mystérieuse du jugement qui perçoit et affirme l’absolu, sont comme l’instrument ou plutôt l’organisme qui sert à l’homme à s’élever dans les régions supérieures aux sens. Une comparaison tirée du monde inférieur des êtres visibles rendra notre pensée plus claire.

Dans le monde inorganique, il y a des forces mystérieuses qui assemblent les atomes sous des formes géométriques invariables. Le cristal peut se former, il peut ensuite se dissoudre, mais tant qu’il dure, ses molécules diverses doivent rester fixées a la place où leurs affinités les ont amenées. Toute autre est la cellule vivante celle-ci perd constamment sa substance par la sécrétion et la reconquiert par la nutrition. Elle possède une force spéciale, la vie, qui n’existait pas dans le cristal. Or c’est de la cellule que sortent toutes les formes de la vie. Ces organismes si variés, si flexibles, adaptés à tant de besoins divers, servant à produire tant de sensations, de désirs et de mouvements, vivent tous de la vie de la cellule. C’est par ce mouvement continuel de nutrition et