Page:Broglie - La morale évolutioniste.djvu/40

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ment lente des périodes généalogiques, où des milliers de siècles ne comptent que comme un jour pour les hommes. Le progrès des sociétés humaines s’accomplit dans l’histoire, et quand sa marche est rapide, une génération d’hommes suffit pour que des améliorations très sensibles s’accomplissent. Ici encore nous rencontrons entre l’homme et l’animal une complète disparité. Ici encore se manifeste la transcendance de la nature humaine, et le passage brusque et sans intermédiaire d’un ordre à un autre.

L’homme est, sans doute, un animal par la partie inférieure de son être. Son organisme est celui d’un animal ; ses sensations physiques sont analogues à celles des êtres inférieurs ; on trouve, chez l’animal, un certain degré de mémoire, une sorte de jugement inférieur, il possède des affections et des passions analogues à celles de l’homme. L’hérédité, chez l’un comme chez l’autre, transmet, avec la forme extérieure du corps, un tempérament particulier et certains traits de caractère. Mais, considéré dans sa partie supérieure, l’homme diffère absolument de l’animal, non en degré, mais en espèce. Il y a, chez l’homme, des facultés spéciales qui n’existent pas, même à l’état rudimentaire, chez l’animal. Par la pensée abstraite et le langage qui la révèle, l’homme pénètre dans un monde nouveau, le monde moral et intellectuel. Seul, il monte jusqu’à la contemplation de l’invisible et de l’absolu ; seul il atteint la science, seul il perçoit le beau, seul il connaît le devoir, seul il s’élève jusqu’à Dieu. Seul aussi, grâce à ses facultés, il est susceptible, à l’état social, d’un progrès appréciable par l’expérience. C’est donc en vain que l’on s’efforce de rabaisser l’homme jusqu’à l’animal. Ces doctrines dégradantes et révoltantes, qui vont chercher les sources de la vertu dans les instincts des bêtes, sont des doctrines antiscientifiques. Elles se fondent sur une fausse observation des faits. Elles assimilent ce qui diffère du tout au tout ; elles substituent des analogies éloignées aux vraies ressemblances, des théories générales et arbitraires à la véritable expérience.

Il est impossible de lire les ouvrages où sont exposées ces honteuses doctrines sans reconnaître dans leurs auteurs un parti pris évident et la volonté de faire rentrer, bon gré mal gré, dans des cadres tracés a priori. La grande synthèse d’Herbert Spencer, qui prétend donner, en quelques principes généraux, l’explication de l’univers entier et nous révéler tous les secrets de la nature, est, de toutes les théories hypothétiques que j’ai rencontrées jusqu’ici, la plus aventureuse. Sous l’apparence d’une classification de faits, c’est une déduction logique et analogue à celle d’Hegel. Rien n’est plus contraire aux sévères méthodes scientifiques inaugurées par Bacon. Il est difficile aussi de ne pas penser que le succès de ces doc-