Page:Broglie - La morale évolutioniste.djvu/64

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étant l’état moral habituel des anciens peuples ; on essaye de prouver que toutes ces horreurs, apanage de l’humanité primitive et héritage de nos premiers aïeux, ont disparu graduellement devant le progrès continu des lumières et de la civilisation.

Partant de cette idée que le progrès continu a existé depuis les premiers temps de l’histoire jusqu’à nos jours, on en conclut que cette marche progressive a toujours été la même, d’où il résulte qu’en remontant suffisamment haut dans le passé, on doit trouver l’absence totale de sentiments moraux et d’idées sociales, et qu’en avançant vers l’avenir, on arrivera une époque où régneront sur la terre le bonheur parfait et la justice absolue. Ici encore, il y a à la fois erreur de logique et inexactitude dans la base historique. Il y a erreur de logique, car fût-il vrai que l’humanité ait marché depuis cinq ou six mille ans constamment dans la voie du progrès, cela ne prouverait nullement qu’il en ait été de même auparavant, ni qu’il devra en être de même plus tard. La période historique est, selon les géologues, beaucoup plus courte que les périodes antérieures que la paléontologie seule nous révèle. Nous ne possédons qu’un élément de la courbe suivie par l’humanité. Nous ne pouvons déterminer ce qu’a été sa marche en dehors des limites de l’histoire. Il peut y avoir eu une décadence primitive suivie d’un progrès, de même que le progrès pourrait s’arrêter et être remplacé par une période où l’homme perdrait ce que ses pères ont acquis. De pareilles alternatives de décadence et de progrès se succèdent dans l’histoire de bien des peuples. Pourquoi l’humanité entière serait-elle soumise à une autre loi ?

Mais j’ai dit aussi que la base historique était inexacte. Je ne crois pas, en effet, que l’on trouve dans l’antiquité un progrès moral et social aussi marqué que le veulent nos adversaires. Sans doute certains usages bien grossiers et révoltants, comme l’anthropophagie, ont pu disparaître. L’anthropophagie semble avoir eu deux causes, la misère, d’une part, et une altération du sentiment religieux, de l’autre. Le progrès matériel a pu faire disparaître la première cause, le réveil de la raison a pu détruire l’autre. Mais les sacrifices humains n’ont pas disparu, même à Rome, où ils ont été pratiqués de temps en temps dans les grandes calamités publiques, bien que les Romains fussent plus que d’autres hostiles à cet usage. Le respect de la vie humaine n’a d’ailleurs pas beaucoup gagné à cette suppression, car les combats de gladiateurs, institution d’origine religieuse, ont duré jusqu’aux empereurs chrétiens. L’infanticide n’a pas cessé d’être pratiqué dès l’antiquité. Quant aux lois naturelles relatives à la famille, elles n’ont guère été mieux observées dans les sociétés civilisées que chez les peuples barbares