Page:Brontë - Jane Eyre, I.djvu/141

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sa poitrine, dont le développement n’était pas en proportion avec la longueur de ses membres. Presque tout le monde l’aurait trouvé laid ; mais il avait dans son port tant d’orgueil involontaire, tant d’aisance dans ses manières ; il semblait s’inquiéter si peu de son manque de beauté et être si intimement persuadé que ses qualités personnelles étaient bien assez puissantes pour remplacer un charme extérieur, qu’en le regardant on partageait son indifférence, et qu’on était presque tenté de partager aussi sa confiance en lui-même.

« Je suis disposé à être communicatif, répéta-t-il, et c’est pourquoi je vous ai envoyé chercher ; le feu et le chandelier n’étaient pas des compagnons suffisants, Pilote non plus, car il ne parle pas ; Adèle me convenait un peu mieux, mais ce n’était pas encore là ce qu’il me fallait, pas plus que Mme Fairfax. Quant à vous, je suis persuadé que vous êtes justement ce que je voulais ; vous m’avez intrigué le premier soir où je vous ai vue ; depuis, je vous avais presque oubliée ; d’autres idées vous avaient chassée de mon souvenir ; mais, aujourd’hui, je veux éloigner de moi ce qui me déplaît et prendre ce qui m’amuse. Eh bien, cela m’amuse d’en savoir plus long sur votre compte ; ainsi donc, parlez. »

Au lieu de parler, je souris ; et mon sourire n’était ni aimable ni soumis.

« Parlez, répéta-t-il.

— Sur quoi, monsieur ?

— Sur ce que vous voudrez ; je vous laisse le choix du sujet, et vous pourrez même le traiter comme il vous plaira. »

En conséquence de ses ordres, je m’assis et ne dis rien. « Il s’imagine que je vais parler pour le plaisir de parler ; mais je lui prouverai que ce n’est pas à moi qu’il devait s’adresser pour cela. » pensai-je.

« Êtes-vous muette, mademoiselle Eyre ? »

Je persistai dans mon silence ; il pencha sa tête vers moi et plongea un regard rapide dans mes yeux.

« Opiniâtre et ennuyée, dit-il ; elle persiste ; mais aussi j’ai fait ma demande sous une forme absurde et presque impertinente. Mademoiselle Eyre, je vous demande pardon ; sachez, une fois pour toutes, que mon intention n’est pas de vous traiter en inférieure, c’est-à-dire, reprit-il, je ne veux que la supériorité que doivent donner vingt ans de plus et une expérience d’un siècle. Celle-là est légitime et j’y tiens, comme dirait Adèle, et c’est en vertu de cette supériorité, de celle-là seule, que je vous prie d’avoir la bonté de me parler un peu et de distraire mes pensées