Page:Brontë - Jane Eyre, II.djvu/185

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

langue orientale, étude qu’il croyait nécessaire à l’accomplissement de son projet.

Ainsi occupé, il restait dans son coin, tranquille et absorbé ; mais ses yeux bleus quittaient souvent la grammaire étrangère qui était devant eux, et errant tout autour de la chambre, se fixaient de temps en temps sur ses compagnons d’étude avec une curieuse intensité d’observation. Si on le remarquait, il détournait immédiatement son regard, et pourtant ses yeux scrutateurs revenaient sans cesse se diriger vers notre table. Je me demandais toujours ce que cela signifiait. Je m’étonnais également de la satisfaction qu’il témoignait régulièrement dans une circonstance qui me semblait de peu d’importance, c’est-à-dire lorsque, chaque semaine, je me rendais à mon école de Morton. Et ce qui m’étonnait encore plus, c’est que, lorsqu’il faisait de la neige, de la pluie ou du vent, si ses sœurs m’engageaient à ne point aller à Morton, lui, au contraire, méprisant leur sollicitude, m’encourageait à accomplir ce devoir en dépit des éléments.

« Jane n’est pas aussi faible que vous le prétendez, disait-il ; elle peut supporter le vent de la montagne, la pluie ou la neige aussi bien que nous ; sa constitution saine et élastique luttera mieux contre les variations du climat que d’autres plus fortes. »

Quand je revenais fatiguée et trempée par la pluie, je n’osais pas me plaindre, parce que je voyais que mes plaintes le contrariaient ; la fermeté lui plaisait toujours, le contraire l’ennuyait.

Un jour pourtant j’obtins la permission de demeurer à la maison, parce que j’étais vraiment enrhumée ; ses sœurs allèrent à Morton à ma place. Je restai à lire Schiller ; quant à lui, il déchiffrait des caractères orientaux. Ayant achevé ma traduction, je voulus me mettre à un thème ; pendant que je changeais mes cahiers, je regardai de son côté, et je m’aperçus que je subissais l’examen de son œil bleu et perçant. Je ne sais pas depuis combien de temps il me scrutait ainsi. Son regard était froid et inquisiteur. Je sentis la superstition s’emparer de moi, comme si j’avais eu à mes côtés quelque divinité fantastique.

« Jane, me dit-il, que faites-vous ?

— J’apprends l’allemand.

— Je voudrais que vous quittassiez l’allemand pour étudier l’hindoustani.

— Parlez-vous sérieusement ?

— Si sérieusement que je le veux, et je vais vous dire pourquoi. »