Page:Brontë - Jane Eyre, II.djvu/68

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— Et puisque je ne le puis pas, Jane, c’est que la vision n’a pas été réelle.

— Mais, monsieur, lorsque ce matin, en me levant, je me suis dit la même chose, et que, pour raffermir mon courage, j’ai regardé tous les objets qui me sont familiers et dont l’aspect était si joyeux à la lumière du jour, j’aperçus la preuve évidente de ce qui s’était passé : mon voile était jeté à terre et déchiré en deux morceaux. »

Je sentis M. Rochester tressaillir ; il m’entoura rapidement de ses bras.

« Dieu soit loué, s’écria-t-il, que le voile seul ait été touché, puisqu’un être malfaisant est venu près de vous la nuit dernière ! Oh ! quand je pense à ce qui aurait pu arriver !… »

Il était tout haletant et il me pressait si fort contre lui que je pouvais à peine respirer. Après quelques minutes de silence, il continua gaiement :

« Maintenant, Jane, je vais vous expliquer tout ceci : cette vision est moitié rêve, moitié réalité ; je ne doute pas qu’une femme ne soit entrée dans votre chambre, et cette femme était, devait être Grace Poole ; vous-même l’appeliez autrefois une créature étrange, et, d’après tout ce que vous savez, vous avez raison de la nommer ainsi. Que m’a-t-elle fait ? qu’a-t-elle fait à Mason ? Plongée dans un demi-sommeil, vous l’avez vue entrer et vous avez remarqué ce qu’elle faisait : mais, fiévreuse et presque dans le délire, vous l’avez vue telle qu’elle n’est pas. La figure enflée, les cheveux dénoués, la taille d’une prodigieuse grandeur, tout cela n’est qu’une invention de votre imagination, une suite de vos cauchemars : le voile déchiré, voilà ce qui est vrai et bien digne d’elle. Vous allez me demander pourquoi je garde cette femme dans ma maison. Lorsqu’il y aura un an et un jour que nous serons mariés, je vous le dirai, mais pas maintenant. Eh bien ! Jane, êtes-vous satisfaite ? Acceptez-vous mon explication ? »

Je réfléchis, et elle me parut en effet la seule possible. Je n’étais pas satisfaite ; mais, pour plaire à M. Rochester, je m’efforçai de le paraître : certainement j’étais soulagée. Je lui répondis par un joyeux sourire, et comme une heure était sonnée depuis longtemps, je me préparai à le quitter.

« Est-ce que Sophie ne couche pas avec Adèle dans la chambre des enfants ? me demanda-t-il en allumant sa bougie.

— Oui, monsieur, répondis-je.

— Il y a assez de place pour vous dans le petit lit d’Adèle ; couchez avec elle cette nuit, Jane. Il n’y aurait rien d’étonnant