Page:Brontë - Jane Eyre, II.djvu/74

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« Si ce papier est authentique, il peut prouver que j’ai été marié ; mais il ne prouve pas que la femme qui y est mentionnée vit encore.

— Elle vivait il y a trois mois, répandit l’homme de loi.

— Comment le savez-vous ?

— J’ai un témoin, monsieur, et vous-même aurez peine à le contredire.

— Amenez-le, ou allez au diable !

— Je vais d’abord l’amener, il est ici. Monsieur Mason, ayez la bonté d’avancer. »

En entendant prononcer ce nom, M. Rochester serra les dents, un tremblement convulsif s’empara de lui ; comme j’étais tout près de lui, je sentis ses mouvements de rage ou de désespoir. Le second étranger, qui jusque-là était resté caché dans le fond, s’avança ; une figure pâle vint se placer au-dessus de l’épaule du procureur ; oui, c’était bien M. Mason lui-même. M. Rochester se retourna et le regarda. J’ai dit plusieurs fois déjà que ses yeux étaient noirs ; pour le moment, ils lançaient une lumière fauve et comme sanglante ; son visage s’anima, on eût dit que le feu qui brûlait dans son cœur s’était répandu jusque sur ses joues et sur son front décolorés. Il leva son bras vigoureux ; peut-être allait-il frapper Mason, le jeter sur les dalles de l’église, et d’un seul coup retirer la vie à ce faible corps ; mais Mason, effrayé de ce geste, se recula et cria faiblement : « Grand Dieu ! » Alors le mépris s’empara de M. Rochester ; sa haine vint se fondre en un froid dédain ; il se contenta de demander :

« Qu’avez-vous à dire ? »

Une réponse inintelligible sortit des lèvres pâles de Mason.

« Le diable s’en mêle si vous ne pouvez pas répondre distinctement ! Je vous demande de nouveau : Qu’avez-vous à dire ?

— Monsieur, monsieur, interrompit le ministre, n’oubliez pas que vous êtes dans un lieu saint.

Puis, s’adressant à Mason, il lui demanda doucement :

« Pouvez-vous nous dire, monsieur, si la femme de M. Rochester vit encore ?

— Courage ! continua l’homme de loi, parlez haut.

— Elle vit et demeure au château de Thornfield, dit Mason d’une voix, un peu plus claire ; je l’y ai vue au mois d’avril dernier, je suis son frère.

— Au château de Thornfield ? s’écria le ministre ; c’est impossible ; il y a longtemps que je demeure dans le voisinage, monsieur,