Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/117

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

manufacturier héroïque un troisième gobelet ; mais le recteur, qui jamais ne transgressait ni ne permettait qu’on transgressât en sa présence la loi du décorum, l’arrêta.

« On en a assez lorsqu’on en a autant qu’il en faut, n’est-ce pas, monsieur Sykes ? » dit-il.

M. Sykes inclina la tête affirmativement, tout en suivant d’un œil de regret Joe Scott, qui, sur un signe d’Helstone, emportait la bouteille. Moore semblait avoir grande envie de le voir ivre. Qu’aurait dit certaine jeune petite cousine, si elle eût vu en ce moment son cher, son bon, son grand Robert, son Coriolan ? Eût-elle reconnu dans ce méchant et sardonique visage celui qu’elle avait regardé avec tant d’amour, et qui s’était incliné sur elle avec tant de douce tendresse la nuit précédente ? Était-ce là l’homme qui avait passé une si tranquille soirée avec sa sœur et sa cousine, si suave pour l’une, si tendre pour l’autre, lisant Shakspeare et écoutant Chénier ?

Oui, c’était le même homme vu d’un autre côté, un côté que Caroline n’avait point aperçu encore, quoique peut-être elle eût assez de sagacité pour soupçonner son existence. Et Caroline aussi avait, sans doute, son côté défectueux. Elle était mortelle, elle devait être très-imparfaite ; et, si elle eût vu Moore sous son plus mauvais côté, c’est ce qu’elle n’eût pas manqué de se dire pour le disculper. L’amour peut tout excuser, hormis la bassesse ; mais la bassesse tue l’amour, meurtrit même l’affection naturelle : sans estime, le véritable amour ne peut exister. Avec tous ses défauts, Moore pouvait être estimé, car il n’avait dans l’esprit aucune scrofule morale, aucune tache indélébile, telle, par exemple, que celle de la fausseté : il n’était pas l’esclave de ses appétits ; la vie active pour laquelle il était né et qu’il avait toujours pratiquée lui avait donné autre chose à faire que de se joindre à la chasse du plaisir. C’était une nature saine et non dégradée, un disciple de la Raison, non du Sentiment. La même chose se pouvait dire du vieux Helstone : ni l’un ni l’autre n’eût voulu penser et dire un mensonge ; tous deux avaient des droits à ce fier titre de chef-d’œuvre de la création, car aucun vice animal ne régnait sur eux ; ils étaient bien supérieurs au pauvre Sykes.

Un bruit de pas nombreux se fit entendre dans la cour, auquel succéda une pause. Moore s’avança à la fenêtre ; Helstone le suivit ; tous deux se tinrent debout d’un même côté,