Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/141

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cette sortie, et qui tournait vers la chaise de son père son jeune visage cynique, moitié espiègle, moitié farouche, Martin, mon garçon, tu es maintenant un petit drôle et un petit fanfaron ; quelque jour tu seras un grand fat. Mais souviens-toi de tes sentiments actuels. Je vais écrire tes paroles dans mon mémorandum (M. Yorke tira de sa poche un petit livre couvert en maroquin, dans lequel il se mit tranquillement à écrire) ; dans dix ans d’ici, si nous vivons l’un et l’autre, je te ferai souvenir de ce que tu viens de dire.

— Je dirai alors la même chose : je détesterai toujours les femmes ; ce sont des poupées qui ne songent absolument qu’à leur toilette et à se faire admirer. Je ne me marierai jamais ; je veux demeurer garçon.

— Persévère, persévère, mon enfant. Esther (s’adressant à sa femme), j’étais comme lui à son âge, un enragé misogame. Eh bien ! voyez, à l’âge de vingt-trois ans, voyageant alors en France, en Italie et Dieu sait où, j’empapillotais chaque soir mes cheveux avant de me mettre au lit, je portais des anneaux à mes oreilles, j’en aurais porté un à mon nez si c’eût été la mode, je faisais enfin tout ce que je croyais devoir plaire aux dames. Martin fera comme moi.

— Moi ? Jamais. J’ai plus de sens que cela. Quel mannequin vous étiez, mon père ! Quant aux habits, je fais ce serment : Je ne m’habillerai jamais plus élégamment que vous ne me voyez en ce moment, monsieur Moore ; je suis vêtu de drap bleu des pieds à la tête, et ils rient de moi à l’école et m’appellent matelot. Je ris plus fort qu’eux, et je leur dis qu’ils ressemblent à des pies et à des perroquets, avec leur habit d’une couleur, leur gilet d’une autre, leur pantalon d’une troisième. Je veux toujours porter du drap bleu, et rien que du drap bleu. Il est au-dessous de la dignité humaine de se vêtir de diverses couleurs.

— Dans dix ans, Martin, aucune des boutiques de tailleur n’aura des couleurs assez variées pour ton goût exigeant ; aucun parfumeur n’aura des essences assez exquises pour tes sens blasés. »

Martin conserva son air de dédain, mais ne répondit rien. Marc, qui depuis quelques minutes avait été occupé à bouleverser une pile de livres placés sur une console, prit la parole. Il parla d’une voix singulièrement lente et calme, et avec une expression d’ironie tranquille difficile à définir.

« Monsieur Moore, dit-il, vous pensez peut-être que c’était un