Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/155

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Nunnelly ; de gracieuses vignettes représentant les heureux moments du printemps ou de l’automne où, assise à ses côtés dans le taillis de Hollow, ils écoutaient le chant du coucou de mai, ou se partageaient les trésors de septembre, les noix et les mûres, dessert rustique qu’elle prenait plaisir, le matin, à entasser dans un petit panier et à couvrir de feuilles vertes pour les administrer l’après-midi à Moore, une à une, comme un oiseau donne la becquée à ses petits.

Les traits de Robert étaient là devant elle ; le son de sa voix frappait distinctement son oreille ; ses rares caresses semblaient se renouveler. Mais bientôt le rêve fit place à la réalité. L’image s’évanouit, la voix se tut, le serrement de main ne laissa qu’une impression glaciale, et sur son front, où deux lèvres brûlantes avaient imprimé un baiser, elle sentit tomber comme une goutte d’eau glacée. Elle revint d’une région enchantée au monde réel : au lieu du bois de Nunnelly en juin, elle aperçut sa chambre étroite ; au lieu des chants des oiseaux retentissant dans les allées, elle entendit la pluie tomber sur le toit ; au lieu de la douce brise du midi, elle entendit gémir le vent de l’est ; au lieu d’un vigoureux compagnon comme Moore, elle se trouvait seule en présence de sa propre silhouette réfléchie sur le mur. Se détournant de ce pâle fantôme qui, dans ses contours, reproduisait son attitude rêveuse et abattue, son visage triste, ses tresses sans couleur, elle s’assit (l’inaction convenait mieux à l’état présent de son esprit), et se dit à elle-même :

« Je vivrai peut-être jusqu’à soixante-dix ans. Autant que j’en puis juger, j’ai une bonne santé ; un demi-siècle d’existence peut m’être réservé. Comment l’occuperai-je ? Que vais-je faire pour remplir l’intervalle qui me sépare de la tombe ? »

Elle réfléchit.

« Je ne me marierai pas, il paraît, continua-t-elle. Je suppose, puisque Robert ne songe pas à moi, que je n’aurai jamais un époux à aimer ni de petits enfants à élever. Il n’y a pas longtemps encore, je comptais sur les devoirs et les affections d’épouse et de mère pour remplir mon existence. Il me semblait en quelque sorte que je grandissais pour la destinée commune, et jamais je ne m’étais mise en peine d’en chercher une autre ; mais maintenant je vois clairement que je me suis trompée. Je demeurerai probablement vieille fille. Je vivrai