Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/161

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elle faisait peu de distinctions ; rarement elle convenait que quelqu’un pût être bon. Elle disséquait impartialement à peu près toutes ses connaissances. Si Caroline s’aventurait de temps à autre à glisser un mot palliatif, elle le réfutait avec un calme dédain. Néanmoins, si impitoyable qu’elle fût dans son autopsie morale, elle ne cherchait pas à propager la médisance : jamais elle ne faisait de méchants et dangereux rapports à dessein de nuire : ce n’était point tant son cœur que son tempérament qui était à blâmer.

Caroline fit ce jour-là cette découverte pour la première fois, et regrettant les injustes jugements qu’elle avait plus d’une fois portés sur la chagrine vieille fille, elle se mit à lui parler avec douceur, non-seulement avec des mots, mais avec une voix sympathique. La tristesse de sa condition impressionna la jeune fille d’une façon nouvelle ; il en fut de même du caractère de sa laideur, la pâleur d’une morte et des traits profondément usés. Caroline plaignit la pauvre affligée ; ses regards reflétèrent ses sentiments : un charmant visage n’est jamais plus doux que lorsque l’âme émue l’anime d’une tendre compassion. Miss Mann, voyant cette émotion, fut touchée à son tour : reconnaissante de l’intérêt si inattendu qui lui était montré, à elle qui ne rencontrait que la froideur et la moquerie, elle y répondit franchement. Elle n’était pas habituellement communicative sur ses affaires privées, parce que personne ne se souciait de l’entendre ; mais elle le devint ce jour-là, et sa confidente répandit des larmes en l’écoutant. Elle parla de cruelles, lentes et opiniâtres souffrances. Ce n’était pas sans raison qu’elle ressemblait à un cadavre, que son visage triste n’était jamais égayé par un sourire ; qu’elle recherchait tous les moyens d’éviter l’excitation, d’obtenir et de conserver le calme. Caroline, lorsqu’elle sut tout, reconnut que miss Mann devait plutôt être admirée pour sa force d’âme que blâmée pour son caractère morose. Lecteur, lorsque vous voyez un visage dont vous ne pouvez vous expliquer l’expression sombre et morne, et sur lequel s’étend un nuage perpétuel qui vous exaspère parce que vous n’en connaissez point la cause, soyez sûr qu’il y a un cancer quelque part, et un cancer qui, pour être caché, n’en est pas moins profondément corrosif.

Miss Mann sentit qu’elle était partiellement comprise, et elle voulut l’être entièrement : car, quelque disgraciés de la nature, vieux, humbles et affligés que nous puissions être, tant que