Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/234

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Mais après je ne serai plus rien. Quant à être sa sœur et à le considérer désormais comme un frère, j’en méprise la pensée. Je veux être tout ou rien pour un homme comme Robert. Aussitôt qu’ils seront unis, certainement je les quitterai. Quant à rester ici, auprès d’eux, jouant l’hypocrite et affichant de calmes sentiments d’amitié, quand mon âme sera déchirée par d’autres sentiments, jamais je ne descendrai à une telle dégradation. Je me sens aussi peu capable de jouer le rôle de leur amie commune que celui de leur mortelle ennemie. Robert est un homme remarquable à mes yeux ; je l’ai aimé, je l’aime, et je dois l’aimer. Je voudrais être sa femme si je le pouvais. Comme je ne le puis, je ne dois plus le revoir. Il n’y a qu’une alternative : m’attacher à lui comme si j’étais une partie de lui-même, ou être séparée de lui comme les deux pôles d’une sphère. Que la Providence nous sépare alors, et nous sépare promptement. »

Ces réflexions occupaient encore son esprit à une heure avancée de l’après-midi, lorsque l’un des personnages qui remplissaient sa pensée vint à passer devant la fenêtre du parloir. Miss Keeldar marchait lentement : sa démarche, son expression, avaient ce mélange de rêverie et de nonchalance qui leur était habituel. Lorsqu’elle s’animait, la nonchalance disparaissait ; son air pensif, se mariant avec une douce gaieté, donnait à son rire, à son sourire et à son regard, un parfum de sentiment tout particulier.

« Pourquoi donc n’êtes-vous pas venue me voir cette après-midi, ainsi que vous me l’aviez promis ?

— Je n’étais pas d’humeur, » répondit miss Helstone avec beaucoup de vérité.

Shirley avait déjà fixé sur elle un regard pénétrant.

« Non, dit-elle, je vois que vous n’êtes pas d’humeur à m’aimer : vous êtes dans votre sombre et triste disposition d’esprit, lorsque la présence d’une compagne a l’air de vous ennuyer. Vous avez de semblables moments, le savez-vous ?

— Avez-vous l’intention de rester longtemps, Shirley ?

— Oui : je suis venue pour prendre le thé, et je veux le prendre avant de partir. Je me permettrai donc la liberté de me débarrasser de mon chapeau, sans attendre votre invitation. »

Ce qu’elle fit ; puis elle resta debout, les mains derrière le dos.

« Jolie expression que vous avez dans votre physionomie,