continua-t-elle, regardant toujours Caroline avec son regard perçant, qui exprimait plutôt la pitié que tout autre sentiment. Vous paraissez disposée à vous renfermer en vous-même, pauvre biche blessée, cherchant la solitude. Avez-vous peur que Shirley ne vous tourmente, si elle découvre que vous êtes blessée et que votre plaie est saignante ?
— Je n’ai jamais peur de Shirley.
— Mais quelquefois vous avez de la répugnance pour elle ; souvent vous l’évitez. On ne peut dédaigner ni éviter Shirley sans qu’elle s’en aperçoive. Si vous n’étiez pas revenue hier à la maison en la compagnie que vous savez, vous seriez une toute différente fille aujourd’hui. À quelle heure êtes-vous arrivée à la rectorerie ?
— Vers dix heures.
— Hum ! vous avez mis trois quarts d’heure pour faire un mille. Est-ce vous ou Moore qui avez ainsi ralenti le pas ?
— Shirley, vous dites des absurdités.
— C’est lui qui vous a dit cela, je n’en doute pas, ou il en a eu l’intention, ce qui est cent fois pire. Je vois encore la réflexion de ses yeux sur votre front en ce moment. Je serais disposée à l’appeler sur le terrain, si je pouvais seulement trouver un second sur qui je pusse compter. Je suis horriblement irritée. Je l’étais hier soir, et je l’ai été toute la journée. Vous ne me demandez pas pourquoi, continua-t-elle après une pause, vous, petite, silencieuse et trop modeste enfant ; et vous ne méritez pas que je verse mes secrets dans votre sein sans votre invitation. Sur ma parole, je me sentais disposée hier soir à guetter Moore avec de cruelles intentions : j’ai des pistolets, et je sais m’en servir.
— Vous plaisantez, Shirley ! Qui auriez-vous tué ? Moi ou Robert ?
— Ni l’un ni l’autre, peut-être, moi-même, qui sait ? plus probablement une chauve-souris ou une branche d’arbre. Votre cousin est un fat, un fat calme, sérieux, sensé, judicieux, et rempli d’ambition. Il me semble le voir, debout, devant moi, parlant avec son air moitié sérieux, moitié enjoué, me dominant (ce que je sens parfaitement) avec sa fixité de dessein, etc. ; et alors je ne puis le souffrir ! »
Miss Keeldar se mit à parcourir rapidement la chambre, répétant énergiquement qu’elle ne pouvait souffrir les hommes en général, et son tenancier en particulier.