Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/293

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Un bruit sur la route arracha Caroline à ses espérances filiales, et Shirley à ses visions titaniques. Elles prêtèrent l’oreille et entendirent les pas de chevaux ; elles regardèrent et virent à travers les arbres les vêtements écartâtes des militaires : le casque brillait, le plumet ondulait ; six soldats, en ordre et en silence, s’avançaient lentement sur la route.

« Les mêmes que nous avons vus cette après-midi, murmura Shirley ; ils ont fait halte quelque part jusqu’à présent ; ils tiennent à être remarqués le moins possible, et se dirigent vers leur lieu de rendez-vous à cette heure paisible et pendant que tout le monde est à l’église. Ne vous ai-je pas dit qu’il se passerait des choses extraordinaires avant peu ? »

À peine avait-on cessé de voir et d’entendre les soldats, qu’un bruit tout différent vint rompre le calme de la nuit, les cris d’un enfant impatient. Elles regardèrent : un homme sortait de l’église, portant dans ses bras un enfant, un robuste petit garçon âgé d’environ deux ans, criant de toute la force de ses poumons ; il venait probablement de s’éveiller d’un long sommeil. Deux petites filles de neuf et dix ans suivaient. L’influence de l’air vif et l’attraction de quelques fleurs cueillies sur une tombe apaisèrent bientôt l’enfant ; l’homme s’assit à terre, le berçant sur ses genoux aussi tendrement qu’eût pu le faire une mère ; les deux petites filles s’assirent de chaque côté.

« Bonsoir, William, » dit Shirley, après avoir attentivement examiné cet homme.

Il l’avait vue auparavant, et probablement attendait qu’on l’eût reconnu ; il ôta alors son chapeau et grimaça un sourire de satisfaction. C’était un personnage à la tête rude, aux traits durs et fatigués, quoique d’un âge peu avancé ; ses vêtements étaient décents et propres, et ceux de ses enfants d’une singulière élégance : c’était notre vieil ami Farren. Les jeunes ladies s’approchèrent de lui.

« Vous n’entrez pas dans l’église ? » leur demanda-t-il, en jetant sur elles un regard affable, quoique empreint d’une timidité que lui inspirait, non la supériorité de leur position, mais leur élégance et leur jeunesse.

Devant des gentlemen, tels que Moore ou Helstone, par exemple, William était souvent un peu bourru ; avec de fières et insolentes ladies, il était tout à fait intraitable ; mais il était très-sensible à la bonne humeur et à la civilité. Sa nature obstinée ne pouvait fléchir devant l’inflexibilité d’autres na-