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Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/571

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et qu’elle allait reprendre l’empire. Elle s’assit. Sur son visage je pouvais lire ceci : « Je vois la ligne qui est ma limite ; rien ne me la fera franchir. Je sens, je connais jusqu’à quel point je puis révéler mes sentiments, et quand je dois fermer le volume. Je suis allée jusqu’à une certaine distance, aussi loin que je le pouvais sans dégrader mon sexe et sans compromettre mon honneur : je ne ferai pas un pas de plus. Mon cœur pourra se briser s’il est trompé dans son espoir. Eh bien ! qu’il se brise, il ne me déshonorera pas, il ne déshonorera pas mon sexe en ma personne. La souffrance, la mort, plutôt que la dégradation ! »

Moi, de mon côté, je me disais : « Si elle était pauvre, je serais à ses pieds. Si elle était dans une humble conditionne la prendrais dans mes bras. Son or et sa position sont deux griffons qui la gardent de chaque côté. L’amour regarde et désire, mais il n’ose pas ; la passion rôde autour, mais n’ose s’approcher. La fidélité et le dévouement sont effrayés. Il n’y a rien à perdre en la gagnant, il n’y a aucun sacrifice à faire : c’est clair bénéfice, et par conséquent d’une difficulté inimaginable. »

Difficile ou non, il fallait tenter quelque chose ; il fallait dire quelque chose. Je ne pouvais, je ne voulais garder le silence avec toute cette beauté modestement muette en ma présence. Je parlai, et je parlai même avec calme : toutes tranquilles que fussent mes paroles, je les entendais tomber avec un son distinct, sonore et profond.

« Cependant, je le sais, je serais étrangement placé avec cette nymphe des montagnes, la liberté. Je la soupçonne d’être parente de cette solitude que je courtisais naguère, et avec laquelle je cherche maintenant à divorcer. Ces oréades sont singulières : elles viennent à vous avec des charmes qui n’ont rien de terrestre, comme une soirée étoilée ; elles vous inspirent un sauvage mais froid plaisir ; leur beauté est la beauté des esprits ; leur grâce n’est pas la grâce de la vie, mais celle des saisons ou des scènes de la nature ; à elles appartient la splendeur humide du matin, la lueur languissante du soir, le calme de la lune, l’inconstance des nuages. Je désire et je veux avoir quelque chose de différent. Les splendeurs du monde des esprits me laissent froid. Je ne suis pas poète : je ne peux vivre d’abstractions. Vous, miss Keeldar, dans votre satirique langage, vous m’avez quelquefois appelé philosophe matériel, me donnant à entendre que je vivais suffisamment pour le substantiel.