Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/572

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Certainement je suis matériel de la tête aux pieds, et si glorieuse que soit la nature, si profond que soit le culte que je lui ai voué, j’aime mieux la voir à travers les doux yeux humains d’une femme aimée et aimable, qu’à travers les yeux farouches de la plus grande déesse de l’Olympe.

— Junon ne pourrait vous cuire une tranche de buffle comme vous l’aimez, dit-elle.

— Non. Mais je vais vous dire qui le pourrait : quelque jeune orpheline sans fortune et sans amis. Je voudrais pouvoir en trouver une semblable : assez jolie pour que je pusse l’aimer, avec quelque chose dans l’esprit et dans le cœur qui réponde à mes goûts ; ne manquant pas d’éducation, honnête et modeste. Je me soucie peu des talents ; mais j’aimerais qu’elle eût le germe de ces qualités naturelles que rien de ce qui est appris ne peut égaler. Un caractère un peu vif ne me déplairait pas, je puis manier les plus chauds. D’une telle créature j’aimerais à être d’abord le précepteur, puis l’époux. Je lui enseignerais mon langage, mes habitudes, mes principes, j’aimerais à la récompenser avec mon amour.

— La récompenser ! seigneur de la création ! la récompenser ! s’écria-t-elle avec une lèvre contractée.

— Pour en être remboursé au centuple.

— La contrainte est au métal de quelques âmes ce qu’est l’acier au caillou.

— Et l’amour est l’étincelle qui en jaillit.

— Qui se soucie de l’amour qui n’est qu’une étincelle, que l’on voit briller un instant et disparaître ?

— Il faut que je trouve mon orpheline. Dites-moi comment, miss Keeldar.

— Faites des annonces ; et surtout ne manquez pas d’ajouter parmi les qualifications exigées qu’elle doit être bonne cuisinière.

— Il faut que je la trouve et, quand je l’aurai trouvée, je l’épouserai.

— Vous ne le ferez pas ! » et sa voix prit soudain un accent de dédain tout particulier.

J’aimais cela. Je l’avais fait sortir de l’état pensif dans lequel je l’avais trouvée ; je voulus l’émouvoir davantage.

« Pourquoi en doutez-vous ?

— Vous, vous marier !

— Mais certainement ; il n’y a rien de plus évident que je le puis et que je le ferai.