Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/612

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rais tant cela ! J’aime tant les enfants ! Maman, laissez-moi être gouvernante.

— Mais, mon amour, vous n’avez pas encore appris à avoir soin de vous-même ; et il faut plus de jugement et d’expérience pour gouverner de jeunes enfants que pour en gouverner de grands.

— Pourtant, maman, j’ai dix-huit ans passés, et je suis parfaitement capable de prendre soin de moi et des autres aussi. Vous ne connaissez pas la moitié de la sagesse et de la prudence que j’ai, car je n’ai jamais été mise à l’épreuve.

— Mais pensez donc, dit Mary, à ce que vous feriez dans une maison pleine d’étrangers, sans moi ou maman pour parler ou agir pour vous, ayant à prendre soin de plusieurs enfants et de vous-même, et n’ayant personne à qui demander conseil ! Vous ne sauriez pas seulement quels vêtements mettre.

— Vous pensez, parce que je ne fais que ce que vous me commandez, que je n’ai pas un jugement à moi ? mais mettez-moi à l’épreuve, et vous verrez ce que je peux faire. »

En ce moment mon père entra, et on lui expliqua le sujet de la discussion.

« Vous gouvernante, ma petite Agnès ! s’écria-t-il ; et, en dépit de son mal, cette idée le fit rire.

— Oui, papa ; ne dites rien contre cet état ; je l’aimerais tant, et je crois que je pourrais l’exercer admirablement.

— Mais, ma chérie, nous ne pouvons nous passer de vous. » Et une larme brilla dans ses yeux quand il ajouta : « Non, non, quelque malheureux que nous soyons, nous n’en sommes sûrement pas encore réduits là.

— Oh ! non, dit ma mère. Il n’y a aucune nécessité de prendre un tel parti ; c’est purement un caprice à elle. Ainsi, retenez votre langue, méchante enfant : car, si vous êtes si disposée à nous quitter, vous savez bien que nous ne le sommes pas à nous séparer de vous. »

Je fus réduite au silence pour ce jour-là et pour plusieurs autres ; mais je ne renonçai pas à mon projet favori. Mary prit ses instruments de peinture et se mit ardemment à l’œuvre. Je pris les miens aussi ; mais, pendant que je dessinais, je pensais à autre chose. Quel délicieux état que celui de gouvernante ! Entrer dans le monde ; commencer une nouvelle vie ; agir pour moi-même ; exercer mes facultés jusque-là sans emploi ; essayer mes forces inconnues ; gagner ma vie, et même