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Page:Bru - Histoire de Bicêtre hospice-prison-asile, 1890.djvu/116

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menait, treize par treize, dans un coin de la cour, le long d’une grosse chaîne placée à terre et à laquelle étaient fixées vingt-six chaînes, moins fortes et peu longues, aux extrémités desquelles se trouvaient des colliers triangulaires dont les côtés s’ouvraient au moyen d’une charnière. Cette chaîne s’appelait le cordon. Un argousin saisissait alors la tête de chaque condamné et essayait de la faire entrer dans le collier, précaution nécessaire pour que ce triangle ne puisse s’enlever d’une tête trop petite. « Puis, deux forgerons de la chiourme, armés d’enclumes portatives, le leur rivaient à froid et à grands coups de masse de fer. C’était un moment affreux où les plus hardis pâlissaient. Chaque coup de marteau asséné sur l’enclume appuyée à leur dos, faisait rebondir le menton du patient ; le moindre mouvement, en avant ou en arrière, lui aurait fait sauter le crâne comme une coquille de noix[1]. » Cette besogne achevée, un détenu, armé de longs ciseaux, coupait à tous les forçats les cheveux et les favoris, en affectant de les laisser inégaux. Dès qu’une chaîne était prête, on la faisait asseoir dans le fond de la cour. Puis le spectacle recommençait. Vingt-six autres prisonniers étaient descendus pour subir la même opération. Après le ferrement du dernier détenu désigné pour partir au bagne, il y avait un instant de repos. À ce moment, les visiteurs pouvaient approcher et avaient le droit d’exercer plus ou moins libéralement leur générosité. Des condamnés pleuraient pour attendrir, d’autres déployaient un cynisme d’autant plus révoltant qu’ils le prenaient pour de la bravoure. Les uns buvaient, les autres chantaient. Souvent plusieurs se battaient pour une pièce de monnaie que le voisin avait reçue. Quelquefois une pauvre mère apportait, tout en larmes, un habit à son fils ; une sœur ou une amante venait remettre à son frère, à son amant, un petit paquet de linge ou des friandises. Mais ces cas étaient rares.

« Ce qui est affligeant — écrit M. Ampert qui a vu le départ d’une chaîne à Bicêtre — c’est de remarquer l’espèce de mérite que ces hommes accordent à celui qui montre le plus d’effronterie : des cris dégoûtants, des rires, des conversations horribles, répondant aux coups de marteaux qui sont l’exécution de l’arrêt. Aucun sentiment de honte ne se manifeste, le silence même est regardé comme de la lâcheté, et pour recevoir des applaudissements, il faut hurler le plus fort, et afficher le dévergondage le plus immoral et le plus criminel.

  1. V. Hugo. — Le dernier jour d’un condamné.