Aller au contenu

Page:Bru - Histoire de Bicêtre hospice-prison-asile, 1890.djvu/117

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« La douleur que fait naître une semblable description ne peut égaler celle qu’on éprouve en voyant cette réunion de criminels qui se pressent pour jouir plus tôt de leur infamie ; la gaieté des agents et des galériens n’offre pas de différence ; elle frappe le cœur d’étonnement et de peine. On ne peut s’empêcher de gémir sur le sort de ces malheureux, d’éprouver un sentiment intérieur de compassion ; car les vices de l’homme ne changent pas sa nature ; ils l’avilissent, mais il reste toujours cet extérieur qui nous dit qu’il est notre frère. Cependant, au milieu de la pitié dont on ne peut se défendre devant un pareil spectacle, une autre émotion la domine et parvient quelquefois à l’étouffer : c’est le dégoût. Vu à quelque distance, cet horrible tableau déchire l’âme et la fait pleurer, vu de près, il navre le cœur et dessèche les larmes. Les traits de la plupart des condamnés sont absolument insignifiants ; leur physionomie, loin d’offrir les signes d’abattement ou de repentir, semble affecter de prendre un masque de cynisme et de bravade. On rougit de les voir si avilis, et cette honte que l’on a pour eux, ils ne paraissent pas la comprendre. Ils ont en général, l’air peu soucieux de leur position : ils acceptent avec un sourire de satisfaction stupide, le camarade que la chaîne vient de leur imposer, et lient avec lui une conversation où il faut nécessairement que les deux esprits descendent au niveau l’un de l’autre. Que l’un d’eux ait l’âme gangrenée et que l’autre porte encore en lui des germes de bien, ils seront détruits par les conversations et les conseils du premier qui est le plus hardi et le plus criminel. C’est le contact de la peste qui vicie et infecte tout ce que son haleine effleure.

« L’image que présente le ferrement de la chaîne est donc surtout celle d’une parfaite insensibilité : encore si cette insensibilité apparente dénotait un désespoir caché, si sous ce manteau d’audace et de révoltante effronterie on pouvait deviner le repentir ou du moins le regret de la vie passée ! Mais non ! Le plus grand nombre sent moins l’horreur de sa position que cette foule indifférente et curieuse qui, elle, ne peut être témoin insensible d’une scène dégradante pour notre espèce.[1] »

Souvent même, au moment où le public se retirait, les forçats se levaient, les cordons se rattachaient par les mains et, tout à coup, formaient une ronde. Alors un d’entre eux chantait une chanson de bagne, une romance d’argot dont chacun répétait en chœur le refrain :


La chaîne
C’est la grêle !
Mais c’est égal,
Ça n’fait pas d’mal !

  1. Ampert — Bagnes, prisons et criminels, t. Ier, p. 116-117.